Alors que je pénètre dans le hall du Casino de Biarritz, une jeune femme diaphane, robe de bal céladon en taffetas et dentelle, s’évanouit devant moi… Plus loin, sur une banquette Louis-XV, la marquise de Merteuil, les yeux bandés, une Vogue aux lèvres… Plus loin encore, perchée dans un arbre, une Lilith Femen… Les héroïnes de la littérature se sont réunies pour m’interroger sur ma liberté.
J’ai eu envie de rencontrer l’artiste qui avait convoqué et sublimé ces figures littéraires pour nous tendre un miroir introspectif. Le ravissement ressenti devant son travail s’est prolongé en l’écoutant en parler. L’oeil vif, la voix douce et bienveillante, l’esprit subtil. Bien plus qu’un regard, Anne Kuhn a une âme qui vibre.
Comment la danseuse professionnelle que vous étiez est-elle venue à la photographie ?
La vie est une série d’accidents, entre émulation et hasards qui nous amènent sur des voies détournées pour atteindre nos objectifs. Le besoin de créer a toujours été présent dans ma vie, que ce soit par la danse, le chant ou le collage… Je ne me suis jamais dit que j’allais devenir ceci ou cela, mais j’avais besoin d’être dans une activité créative tout le temps. J’ai effectivement commencé par faire de la danse. Je suis partie à New York, dans le studio Merce Cunningham, puis à Paris, à La Ménagerie de verre. Peut-être que si j’étais restée à Paris, j’aurais évolué dans la danse ou le doublage pour le cinéma que je pratiquais aussi… Allez savoir ce qui aurait pu se passer… J’aurais pu faire de la radio… Je n’en sais rien. Mais j’avais un père photographe, un oncle photographe, et j’avais dans la tête le regard de ces personnes posé sur les choses et les gens alentour. Je crois que j’avais ce regard enfoui en moi, sans même m’en rendre compte. J’ai commencé à photographier mes enfants, la famille. Et puis un ami photographe m’a dit que j’avais un regard.
Cela m’a donné envie d’aller plus loin, sans imaginer un instant devenir photographe. C’était juste un intérêt pour un support qui me permettait de m’exprimer. J’aime être dans l’émotion et procurer de l’émotion. Peu à peu, le besoin de photographier est devenu indispensable. Ce qui m’intéressait, c’était le portrait. Après avoir fait mes armes sur tous les membres de la famille, j’ai proposé au Festival des Jeunes réalisateurs de Saint-Jean-de-Luz de faire un portrait de chacun des membres du jury, ainsi que des acteurs et réalisateurs qui venaient présenter un film. Mon fil conducteur était poétique, une petite fleur de tournesol que chacun des modèles pouvait utiliser comme il le souhaitait. J’ai fait une galerie sépia. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Lio. Enthousiasmée par la photo que j’avais prise d’elle, elle m’a demandé de la suivre sur sa tournée, et de réaliser les photos de son album. Elle m’a également demandé de faire un reportage sur sa fin de grossesse. J’ai eu 6 pages dans Paris Match et j’ai été parachutée chez Gamma. Puis, j’ai enchaîné comme photographe de plateau de cinéma, c’est là que j’ai perfectionné mon travail de portraitiste. Le cinéma m’a permis de développer et d’ancrer mon imaginaire dans le baroque, l’onirisme, la peinture de la Renaissance parce que j’y ai appris à utiliser la lumière en fixe. La lumière naturelle aussi. Puis, il y a cinq ans seulement, et parce qu’il m’était devenu très difficile de conjuguer les opportunités professionnelles à Paris et ma vie familiale à Biarritz, je me suis autorisée à penser que j’étais capable de réaliser des séries de photos artistiques qui pourraient donner lieu à des expositions.
Vos photos s’inscrivent en effet dans un cadre baroque, mais ce qui frappe avant tout, c’est l’extrême élaboration de leur mise en scène.
J’ai très vite compris que la photo journalisme n’était pas pour moi. Je suis très mal à l’aise avec le fait de prendre des photos sans que les gens soient au courant, je suis trop timide et j’ai peur de déranger l’autre. J’ai ainsi trouvé un compromis en faisant mes propres mises en scène. Quand j’invite une personne à la photographier, je lui explique en préambule mes intentions, et dans ce cadre-là, j’obtiens ce que je veux sans le demander.
Dans vos premières séries, l’onirisme et le surnaturel s’insinuent dans un cadre parfaitement ancré dans le réel. La lumière, l’angle, la composition… Avec quels éléments jouez-vous pour orienter la lecture du public ?
Obligatoirement tous. J’aime en effet l’idée de jouer avec la perception visuelle du public, sans recourir à des effets spéciaux.
Dans la série Lumières des passés, j’ai voulu faire des photos surréalistes. Je me suis inspirée de ma maison d’enfance, et j’ai mis en scène une femme dans chacune des pièces afin qu’elle évoque un souvenir, une émotion vécue dans ce lieu. J’ai associé un court récit de ma composition à chaque photo.
Cela implique beaucoup d’essais et un long travail préparatoire…
Le temps d’élaboration du cadre est effectivement long. J’ai fait une sorte de story board, avec toutes les photos que j’avais effectuées au préalable dans la maison, en les faisant tourner d’un quart, un demi ou un tour complet pour obtenir l’effet d’optique que je recherchais. Pour incarner une figure de proue, par exemple, j’ai placé le modèle dans un escalier la tête en bas et j’ai retourné la photo. Composition et lumière sont primordiales pour raconter une histoire.
La qualité d’impression et le support utilisé peuvent-ils ajouter à l’illusion ?
Oui, bien sûr. Pour ma première série, que j’avais réalisée sous l’eau, dans une piscine, je voulais que mon modèle soit en suspension dans une matière dont on pouvait se demander si c’était l’eau ou le ciel. J’ai ainsi fait faire des tirages en gomme arabique pour que le grain soit éclaté et que les éléments susceptibles d’être identifiables soient beaucoup plus abstraits. Cette série n’avait aucune démarche intellectuelle, seulement le désir d’une légèreté, à la fois poétique et mystérieuse, en valorisant l’esthétisme féminin.
Puisque l’on parle de technique, je m’autorise (et j’assume) la question tarte à la crème : argentique ou numérique ?
Je travaille sur numérique, mais avec les mêmes optiques que celles que j’avais sur mon appareil argentique. Je pense que certains papiers permettent un grain qu’on ne trouvera jamais en numérique. Un 800 ISO ou un 1600 ISO sur un papier baryté donne un grain merveilleux parce qu’il laisse voir les irrégularités. Avec des photos réalisées à la chambre, pour lesquelles on a utilisé des ambrotypes, de la gomme arabique ou du charbon pour les tirages, qui sont des procédés du XIXe siècle, on obtient des choses qu’on ne pourra jamais avoir avec une impression numérique. Sur d’autres papiers, en revanche, on ne voit pas de différence entre les deux techniques. Et puis aujourd’hui, on peut scanner des photos argentiques et il y a Photoshop… Que peut-on dire d’une photo argentique qui a été retravaillée avec ce logiciel ? C’est une photo hybride.
Dans votre nouvelle série, Héroïnes, l’esthétisme baroque vient, cette fois, servir une démarche intellectuelle et mettre en images des interrogations que vous portez depuis des années.
Ce travail est un questionnement sur la liberté des femmes, à partir de femmes qui en ont été privées. Héroïnes s’inspire des grandes héroïnes de la littérature. J’ai sélectionné vingt héroïnes, de Lilith à Lisbeth de Millénium, selon les thèmes que je voulais aborder, en évitant les doublons et en veillant à ce que les questions posées aient de la profondeur. Les héroïnes de la littérature ont l’avantage d’exister dans l’esprit collectif, ce qui permet une compréhension plus rapide de la souffrance évoquée ou une éventuelle identification. Elles offrent un éventail sur l’éducation, l’indépendance, la soumission… Chacune des figures est associée à un extrait de l’œuvre dont elle est tirée, qui vient éclairer ou orienter la lecture du diptyque mis en scène. Chaque diptyque pose une question. Je souhaitais ouvrir le débat avec le spectateur.
Le diptyque repose sur une représentation de l’héroïne littéraire et l’écho qu’elle peut trouver dans notre société contemporaine. Pouvez-vous nous parler plus précisément d’une ou deux héroïnes mises en scène afin d’illustrer votre démarche ?
Célestine (héroïne du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau) dressait dans son journal intime un portrait vitriolé des bourgeois du début du XXe siècle pour lesquels elle travaillait comme femme de chambre, et dont elle supportait les humiliations grâce au mépris et à l’indifférence. Si elle avait désiré être reconnue pour son talent littéraire et sa finesse d’esprit, elle aurait été considérée comme une hystérique… qu’elle n’aurait pas manqué de devenir. Célestine est un clin d’oeil à toutes ces femmes artistes que l’on a considérées comme folles et que l’on a emprisonnées dans une camisole de force, réelle ou métaphorique.
Quant à Lolita (figure centrale du roman éponyme de Vladimir Nabokov), la photo dit toute l’horreur qu’elle inspire : une trop jeune fille au saut du lit dans une chambre d’hôtel au fond de laquelle un homme mûr fait sa toilette. Une petite fille qui paye cher d’avoir voulu grandir trop vite à moins que ce ne soit la vie qui l’ait propulsée trop rapidement dans un monde d’adulte. En revanche, sur la photo qui l’accompagne j’ai voulu parler de ces jeunes femmes qui ne veulent pas grandir et forcent le trait par un accoutrement enfantin. Toutefois, on ne s’y trompe pas : Lolita, toute femme qu’elle veut être a un comportement d’enfant alors que la jeune fille est déjà bel et bien une adulte.
A travers ces deux clichés se pose la question de l’équilibre des choses.
Une fois encore, la minutie de votre mise en scène et l’extraordinaire qualité de la réalisation technique happe le spectateur pour l’inviter à entrer dans ce que l’on est tenté d’appeler un tableau.
Chaque photo a été longuement réfléchie en amont, il a fallu repérer les lieux, trouver le modèle, élaborer les costumes et formuler correctement la question. Certaines héroïnes m’ont pris des semaines.
La dimension des photos (1 m 40) permet d’être face à face avec l’héroïne et contribue à cette impression de pouvoir entrer dans son décor ou au contraire de voir la jeune femme s’en extraire. Le procédé du plexiglas ajoute une profondeur et l’éclairage est essentiel pour obtenir un bon piqué.
Cette série, que vous exposez actuellement dans différentes villes de France, s’accompagne d’un très beau livre (Anne Kuhn, Héroïnes, éditions Contrejour) ‒ bien plus qu’un catalogue d’exposition. Vous ressentiez la nécessité d’un support papier pour prolonger votre réflexion ?
Cela s’est imposé comme ça. Quand on prend des héroïnes de la littérature, c’est dommage de faire l’impasse des extraits de grands textes. Les photos se suffisent à elles-mêmes et ont leur propre existence dans le cadre d’expositions. Mais le travail de réflexion et la genèse de la série, les questions et les textes littéraires méritaient d’être regroupés dans un livre. Et je souhaitais que la jeune femme qui avait incarné une héroïne soit la première à donner la réponse à la question qu’elle « incarnait ». Ce sont des questions que je me pose depuis longtemps, savoir comment faire pour accéder à quelque chose d’harmonieux qu’on pourrait appeler la liberté. Mais la liberté est à mon sens une notion irrationnelle, que l’on doit définir selon ses propres contraintes. La liberté est aussi retenue par les barreaux que l’on peut se forger soi-même.
Vous évoquiez l’esthétisme féminin célébré dans votre première série, vous interrogez ici les contraintes que subissent ou s’infligent les femmes… La femme est-elle votre principale source d’inspiration ?
C’est ainsi que je m’identifie. Mes questionnements passent par mon esprit de femme, mon corps de femme, ma vie de femme. Peut-être un jour mettrai-je en scène des hommes, mais ce sera obligatoirement autour de thèmes qui touchent les femmes.
Anne Kuhn en quelques dates :
• 1963 : Naissance à Paris
• 1980-1990 : Formation chez Merce Cunningham à New York, puis danseuse contemporaine professionnelle
• 1990-2000 : Danseuse flamenco en semi-professionnelle. Naissance de ses trois filles
• 2000-2011 : Nombreuses diffusions presse et collaboration sous contrat avec Gamma
• 2005-2011 : Photographe de plateau. La lumière du cinéma ouvre les portes d’un nouvel imaginaire
• 2014 : Série Lumière des passés
• 2017 : Série Héroïnes
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