Pour sa troisième réalisation, Ludovic Bernard a choisi de partager sa passion de la musique classique et de tordre le cou aux préjugés selon lesquels celle-ci serait réservée à une élite. Autour d’un Steinway, un jeune prodige de banlieue, un directeur de conservatoire dans la tourmente et un professeur de piano aigri vont se rejoindre ‒ et se sauver ‒ dans leur amour infini de la musique.
Vous racontez que le sujet du film vous est venu en écoutant un jeune homme jouer du piano gare du Nord. Pour le passionné de musique classique que vous êtes, cet épisode a-t-il été un prétexte ou un déclencheur à faire un film sur la musique classique ?
J’ai toujours aimé la musique classique et j’ai toujours eu envie d’en parler, mais je n’avais pas trouvé le biais. Ce jeune homme qui jouait à la gare a été une porte d’entrée, et chose incroyable, en l’écoutant, j’ai vu le film immédiatement.
Vous avez choisi des « standards » de la musique classique ‒ même si Rachmaninov est plus difficile d’accès que Liszt, Bach et Chopin ‒ pour que les spectateurs soient en territoire connu et donc moins rebutés par une musique réputée élitiste ?
Il était en effet important que les morceaux soient reconnaissables de tous pour que les spectateurs puissent adhérer au film. Et puis je ne voulais pas faire des choix pointus qui auraient pu s’apparenter à un étalage de culture, pour ne pas tomber dans le film pour happy few. Rachmaninov est moins connu du grand public, et pourtant, paradoxalement, il figure dans les bandes-son de beaucoup de films parlant de musique classique.
La musique classique a malheureusement une image à la fois poussiéreuse, d’un autre âge, et réservée à des milieux favorisés. On a perdu l’idée que c’était une musique populaire. Mozart a commencé dans des théâtres populaires, adulé du peuple et pas de la haute société. Il faut redonner ses lettres d’or populaires à la musique classique, je suis un fervent partisan de ça.
Mathieu Malinski, pénétré par les sensations que procure la musique, amène un public non amateur à ce plaisir de la musique qui passe à la fois par les émotions, par le travail que cela représente et par l’amour et le respect de l’instrument même.
J’aime beaucoup la scène où Mathieu voit un Steinway pour la première fois et qu’il tourne autour comme pour l’apprivoiser. Je pense que si mon personnage principal ne venait pas d’un milieu populaire ‒ on m’en a fait le reproche ‒, la scène (comme le film) n’aurait pas cette même puissance.
Mathieu est à l’unisson de ce deuxième concerto de Rachmaninov, incroyablement fort, qu’il doit présenter au concours : il y a en eux de la colère, de la mélancolie, de la tristesse, de l’amour, de la rage, l’envie de vivre, de vaincre, de renaître. C’est pourquoi il ressent la musique autant qu’il interprète.
C’est Jules Benchetrit qui incarne ce jeune prodige. Comment s’est passée votre rencontre ?
Au départ, je cherchais un jeune homme qui joue du piano, mais ceux qui savaient jouer du piano ne savaient pas forcément jouer la comédie, et inversement. Et puis, il y avait un âge, que je ne trouvais pas, je l’avais écrit pour un gars de 18 ans, pas plus. Il me fallait cette jeunesse-là. A 22-23 ans, on est déjà quelqu’un d’autre. Jules a ouvert la porte du casting, il était d’une immense timidité… Cela a été très rapide, il était Mathieu Malinski : il n’avait pas la force de s’imposer, lisait dans son coin… Je lui ai fait relever le menton pour qu’il regarde son interlocuteur dans les yeux.
Son premier travail a été de mettre un casque pour écouter en boucle les musiques du film, pour s’en laisser imprégner. Puis il a fallu qu’il acquière la gestuelle et l’attitude corporelle, savoir quand respirer, ressentir ce que la musique raconte. Je compare cela à un travail de danseur : apprendre à restituer le geste et la sensation que donne la musique.
Il a pour professeur la Comtesse, interprétée par Kristin Scott Thomas. Vous pensiez à elle dès l’écriture ?
Oui, c’était une évidence. Elle m’a dit oui trois jours après avoir reçu le scénario. Elle aussi a dû beaucoup travailler le piano pour être dans le rythme. C’est formidable d’avoir des acteurs qui se jettent corps et âme dans le travail, et dans la musique. Lambert m’a également répondu favorablement très rapidement. L’apprentissage du piano a été pour lui plus simple car il pratique le chant, sait lire la musique et s’est déjà produit dans plusieurs spectacles musicaux.
C’est une belle idée de réunir Lambert Wilson et Kristin Scott Thomas.
Ce choix n’était pas anodin parce qu’ils se ressemblent beaucoup. Ils n’avaient jamais joué ensemble (ils figurent à l’affiche de Suite française, mais n’ont pas de scène commune) et Lambert avait dirigé Kristin au théâtre dans Bérénice. Il y a une très grande connivence entre eux, ils se regardent beaucoup, se parlent beaucoup avant la scène, travaillent ensemble leurs rôles. Ils sont bluffants, il n’y a pas grand-chose à rectifier.
Un mot également d’Elsa Lepoivre et d’André Marcon.
Elsa est une magnifique actrice, de la Comédie-Française. Je l’ai vue plusieurs fois sur scène et cela faisait longtemps que je voulais tourner avec elle. Elle mériterait vraiment d’être davantage employée au cinéma. Elle interprète l’épouse du personnage de Lambert. Elle a peu de scènes, mais c’est un rôle important et difficile, car elle tient des propos fielleux, mais avec le sourire.
André Marcon est également un acteur génial. J’aime particulièrement sa voix. Pour écrire son rôle, j’avais dans la tête Stéphane Lissner, qui est le directeur de l’Opéra de Paris. Ce sont des postes de pouvoir qui attisent envies et jalousies.
Le choix des patronymes est teinté d’humour : la Comtesse s’appelle Buckingham ; Mathieu, qui débute avec Chopin, a un nom d’origine polonaise…
C’est Kristin qui a choisi de baptiser ainsi son personnage, qui n’avait au départ que le surnom de la Comtesse. Quant à Mathieu, il y a en effet un hommage à Chopin. Et puis, cela m’intéressait d’évoquer les enfants d’immigrés européens.
Le film parle aussi du deuil. Chacun des personnages tente de faire son deuil, ou du moins de calmer sa douleur, en s’abandonnant dans la musique.
Il est effectivement question de plusieurs pertes : la blessure du couple qui n’a pas réussi à surmonter l’épreuve de la mort d’un enfant et se délite. La musique sauve Pierre, le personnage de Lambert. Mathieu, quant à lui, est dans le souvenir de l’homme qui lui a appris le piano, si délicatement incarné par Michel Jonasz. Enfin, la Comtesse porte le regret de ne pas avoir atteint la perfection de son art, en manquant du « supplément d’âme » quand elle a passé son concours.
Vous parliez de porte d’entrée en début de rencontre. Ce film ouvre-t-il la voie à d’autres réalisations sur la musique ?
Je rêve de réaliser un film sur Karajan, avec Lambert Wilson dans le rôle principal !