Esperluette | Sophie Loria

BONNARD Pierre et Marthe

Martin Provost

Pour son nouveau long-métrage, Martin Provost a choisi de pousser les portes de la Roulotte, le refuge de Pierre et Marthe Bonnard à la campagne. Une réflexion sur la force de l’amour face aux épreuves et au temps, filmée avec la délicatesse d’un pinceau glissant sur la toile. Le réalisateur, si habile à décrire l’âme humaine, nous emporte une nouvelle fois avec ses personnages déchirés, vivants, brûlants.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter l’histoire du couple Bonnard ?

J’ai été approché par la petite-nièce de Marthe, après Séraphine, pour que je fasse un film sur sa grand-tante, dont elle trouvait qu’elle n’avait pas la place qu’elle méritait dans l’histoire de l’art. Mais je n’avais pas envie de refaire un film sur une femme peintre. Puis, en feuilletant un livre d’art sur Bonnard, je tombe sur Le Déjeuner, et je vois qu’elle a les yeux flous, comme si le peintre avait voulu effacer son regard… Et en tournant les pages, je me suis aperçu que sur tous les portraits, Marthe a le regard flou. Je me suis alors dit que Pierre Bonnard avait interprété le mensonge de Marthe sans le savoir (je connaissais la vie de Marthe, je savais qu’elle avait menti sur son identité, qu’elle avait dissimulé sa famille…). Et là, cela m’a intéressé parce que j’entrais dans l’histoire du couple, autour de la peinture. C’est quoi le mensonge dans un couple, c’est quoi la dissimulation ? C’est quoi passer toute sa vie avec l’autre et se sacrifier ou non ? C’est un sujet immense et passionnant.

Même si vous mettez en scène des personnages ayant existé, dans un cadre historique documenté, votre film n’est pas biographique.

 

 

Qu’est-ce que j’ai fait de la vérité de la vie de Bonnard ? J’ai mêlé les réalités historiques et mes intuitions. J’ai cherché à reconstituer ces moments que l’on ne connaît pas, qui n’ont pas été rapportés ; c’est du travail d’imaginaire, mais qu’est-ce qui dit que l’imaginaire n’est pas la réalité ? J’en reviens toujours à la phrase d’Einstein : « L’imagination est plus importante que le savoir. » Eh bien, peut-être… Nous sommes dans une époque extrêmement cartésienne et je fais un travail d’intuition, d’imagination à partir de choses réelles et j’essaie de faire vivre les personnages dans un quotidien et de voir ce qui se passe et au final, j’invente des choses qui ont existé (sourire).

Les sauts temporels, éclairés par les mouvements picturaux et les faits historiques, n’entravent pas la fluidité de la narration.

 

 

C’est le travail de dialogue qui a été énorme, pour comprendre dans quel univers ils sont, dans quel monde intérieur et extérieur ils évoluent. Sans que cela ne soit pesant ni didactique.

Le travail sur l’image est également remarquable, qui nous plonge dans la lumière et les couleurs des toiles de Bonnard.

 

 

Guillaume Schiffman a fait la lumière, son père est peintre. Il a veillé à ce que l’on ne tombe pas dans le film d’époque avec les couleurs sépia. On a beaucoup travaillé ça ensemble pour obtenir une lumière vraie et crue, pas un truc joli ou mièvre.

On sent la matière, on sent la campagne, on sent la peinture.

 

 

Merci. Le mot est juste, on voulait avoir la matière, la matière des arbres, la matière de l’eau, des toiles et des corps. On voulait que tout cela soit lié. On a fait un gros travail sur le son également.

Où avez-vous trouvé ce cadre bucolique ?

Nous avons tourné à Vétheuil, où se trouvait la maison de Monnet, qui a migré par la suite à Giverny. C’est une région où la Seine fait une  boucle, il y a plein d’îles, c’est très sauvage. Et la nature y est encore très préservée.

La musique vient souligner avec délicatesse, et prolonger en écho, l’écrin de vos décors.

 

 

La musique est de Michael Galasso. J’avais fait appel à lui pour Séraphine et il est mort quelque temps après. Je suis resté très proche de sa femme et je voulais le faire revivre dans ce film. Je lui ai demandé si elle n’avait pas des musiques dans ses tiroirs. Il y a beaucoup de musique de théâtre, Carolyn Carlson, Bob Wilson… J’ai eu accès à tout, et j’ai pu reconstruire une musique qui tient la route, je trouve, comme si Michael l’avait écrite pour le film… Pour moi, cela a été une très belle aventure.

Venons-en au casting. Comment avez-vous pensé à Vincent Macaigne ?

 

 

Nous sommes en relation depuis un moment, et j’étais sûr qu’il pouvait se transformer car il ne ressemble pas du tout à Bonnard ! Il a dû maigrir, se métamorphoser pour pouvoir l’incarner jusqu’à la vieillesse ‒ où il est magistral. Il a également pris des cours de peinture et de dessin. Il a réussi à donner toute son ampleur au personnage.

Le personnage de Marthe est ambigu, parfois difficile à comprendre dans ses réactions.

 

 

Elle est très dure, et surtout imprévisible. C’est une menteuse, une manipulatrice, une dissimulatrice. Et en même temps, elle n’a jamais abandonné sa mère, ni sa sœur, ce qui prouve qu’elle avait un bon fond… C’est ce qu’on appelle aujourd’hui un transfuge de classe, c’est une femme qui veut sortir de son milieu pour s’offrir une autre vie. Elle est en avance sur son temps. Elle accepte de vivre sans être mariée, ce qui était une honte à l’époque.

Vous avez choisi Cécile de France pour l’incarner.

 

 

Quand je l’ai rencontrée, j’ai été frappé par la lumière qu’elle dégage. À la lecture du scénario, elle ne comprenait pas le personnage, parce qu’elle est aux antipodes de la psychologie de Marthe, de sa compréhension du monde, mais elle avait envie de travailler avec moi. Et c’était un défi pour elle d’aller sur un terrain qu’elle ne connaissait pas. Je savais qu’elle allait emmener le personnage très loin. C’est une immense actrice, et je la vois s’ouvrir à de très grands rôles qu’elle ne soupçonne pas elle-même.

L’avoir choisie a-t-il modifié l’écriture du personnage ?

 

 

Oui, parce qu’au début je voulais une fille plus jeune donc j’ai resserré un peu le début, ce qui n’est pas plus mal, et un peu élargi le cœur de l’histoire, où elle a 40/45 ans. Cela m’a donné plus de place pour cette période et je trouvais plus intéressant de la voir peindre. Et Cécile a un talent fou ! Elle n’avait jamais touché un pinceau, et en deux séances, elle le faisait… Incroyable à voir !

Sa rivale, Renée, est interprétée par Stacy Martin.

 

 

C’est une jeune comédienne, qui a débuté avec Lars von Trier. Elle a une fragilité naturelle, et dans le jeu, qui était très intéressante pour le rôle. Renée est l’incarnation de la jeunesse et de l’absolu.

Anouk Grimberg interprète le personnage flamboyant et excessif de Misia Sert. Un rôle à la mesure de son immense talent de comédienne.

 

 

Avec Anouk, nous avons le théâtre en commun, donc on s’est compris tout de suite. Pour préparer le rôle, elle a lu une biographie de Misia Sert. C’est un personnage à l’histoire extraordinaire, issu d’une très grande famille russe. Elle était virtuose de piano, mais elle n’a rien fait de son don. Elle est morte dans une déchéance totale, droguée et alcoolique. Pour moi, c’est une femme qui représente l’échec.

Votre film, au-delà de ses protagonistes célèbres, est avant tout une réflexion sur l’amour, son évolution et sa résistance au temps, et aux épreuves.

Il me semble que le film émeut et porte à la fois. Ce n’est pas un film triste, c’est un film grave sur la vie, mais aussi joyeux, drôle, et qui va jusqu’à la fin de la vie, mais ce n’est pas une fin de vie triste. L’amour nous mène à l’infini, il nous prépare à quelque chose d’autre…

Vous avez jusqu’ici écrit sur les femmes. Et je suis chaque fois particulièrement touchée par vos portraits de femmes, dont vous décrivez si bien la psyché. Et là, vous consacrez un film à Pierre Bonnard – même si les trois femmes du film sont primordiales !

 

(Rires.) Oui, ça y est, j’approche les hommes. Dans mon prochain film, il y aura des hommes.