Esperluette | Sophie Loria

Chimères cellulaires.

Emmanuel Lesgourgues

Emmanuel Lesgourgues a choisi de poursuivre son exploration organique (voir sur ce site notre précédente conversation sur son travail, Dessiner l’aléatoire, réalisée en 2016) en recourant au médium numérique. La tablette favorise une nouvelle approche du dessin, non plus à l’horizontale, mais à la verticale. Le jeu de calques lui permet en effet de multiplier superpositions, effacements et disparitions. Le point qui se superpose à un autre, la présence invisible mais sensible d’un dessin masqué, la plongée dans l’infiniment petit constituent autant de variations gymnopédiques qui s’animent sous la main de l’artiste, pour apporter relief et matière à ses motifs. La construction aléatoire trouve dans ce médium son point d’orgue, puisque le résultat final demeure invisible à son auteur jusqu’au tirage. 
Emmanuel Lesgourgues présente ses quatre séries réalisées sur tablette numérique, du 4 juillet au 29 août 2021, au Musée de Guéthary.

« Ce qui m’importe, ce n’est pas tant de se demander où l’on va que de chercher à vivre avec la matière. » Le stylet d’Emmanuel Lesgourgues pourrait être guidé par cette affirmation d’Henri Matisse. Car c’est bien la matière, vivante, qui est au cœur de son processus créatif. La répétition obsédante, spasmodique de motifs veut exprimer l’idée d’une matière évolutive, à l’instar des cellules des organismes vivants. J’appréhende le dessin comme un laboratoire de découvertes et de curiosités. Sa syntaxe revendique l’écriture aléatoire, une construction non volontaire, où l’image s’autoconstruit, véritable mitose graphique. La fusion cellulaire explore de nouveaux mondes. Sa première série réalisée sur tablette numérique,

État intermédiaire, met en place sa grammaire : le dessin initial provoque le suivant, combinant des formes d’écriture qui n’avaient pas vocation à être ensemble, dans un continuum aléatoire dont l’artiste n’a pas déterminé la fin. 

Cette fascination pour la transformation continue qui définit le vivant s’affirme dans les titres de ses séries suivantes, tous empruntés au lexique scientifique (qui renvoie à la terre, au vivant, à la génétique). L’artiste, particulièrement sensible à la vitesse à laquelle le monde bouge et à ses bouleversements ‒ cette curiosité ne s’illustre-t-elle pas dans le recours au médium numérique ? ‒, traite de nouveaux mondes dans sa recherche graphique. 
Ainsi revisite-t-il les thèmes classiques de l’histoire de l’art, le corps et le paysage, en créant de nouveaux paradigmes cellulaires. 

Hydroponie fusionne photographies de volumes réalisés en pâte à modeler et dessin. Le dessin vient habiller le corps de ces matrices organiques, comme la peau vient recouvrir le squelette. Ce travail sur la superposition et l’opacité n’est pas sans rappeler la démarche des peintres de la Renaissance qui peignaient les corps nus avant de les habiller pour leur donner une plus grande réalité. Je travaille sur le vertical, je superpose des plans, des matières, des points. Je crée des couches successives, comme de la peinture, et je suis persuadé que même si je suis dans de la matière totalement opaque dans la superposition, le point précédent existe, même recouvert. C’est par le jeu sur la transparence et l’opacité que je crée de la profondeur.

Biostasie constitue une réflexion sur le paysage et sur le point de vue. En créant des successions de plans, le dessin se réduit pour intégrer une nouvelle partie du paysage, comme si le spectateur reculait en gardant le même point de mire. Emmanuel Lesgourgues travaille ici le dessin à la fois comme la peinture, par le jeu de superpositions, et comme l’architecture dans l’exploitation du plein et du vide, du positif et du négatif. Ce travail sur la verticalité, créée par la superposition, est rendu possible par l’outil numérique. Le jeu de calques permet d’explorer l’infiniment petit, et ainsi de donner de la matière au dessin superposé qui vient le masquer. La tablette me permet de réduire, d’augmenter, d’effacer, de manipuler différentes échelles. Interface dynamique qui rejaillit dans mon œil, il apparaît toujours une nouvelle écriture qui fait que mon dessin n’est jamais figé. Autre parti pris de sa relecture du motif classique, la couleur déroge aux règles canoniques pour donner de la profondeur. Ma disposition des couleurs ne suit pas la règle du foncé au premier plan, mais est aléatoire. La perspective est appréhendée par le dessin et le traitement des plans, mais pas avec la couleur. 

Dans sa dernière série, Transgénose, son dessin s’est resserré sur le corps. Formes hybrides, mélange d’humain et d’animal, qui fusionnent pour former un nouveau corps, dans des torsions empruntant à la statuaire classique. Ici, la mutation cellulaire explorée par l’artiste et annoncée par le titre de la série trouve son expression la plus figurative. Son dessin délaisse l’hexagone ‒ figure géométrique fétiche de ses premiers travaux ‒ pour le point, et réduit sa palette chromatique. Cette dernière série, que l’on pourrait ‒ à tort ‒ interpréter comme une rupture, approfondit en réalité sa recherche d’une matière en mouvement. Le dessin définit son propre paradigme, il s’épanouit en toute autonomie, qui renvoie à une écriture automatique, je retarde le moment où mon esprit décide ; c’est une sensation très forte, celle de l’expression du vivant. L’image finale est le produit de ce qui s’est passé dans les états intermédiaires.