C’est un après-midi caniculaire de fin juillet que nous avons rencontré le réalisateur Raphaël Jacoulot pour parler de son nouveau film, Coup de chaud. Le parallèle s’arrêtera aux conditions météorologiques, car nulle peur ni exaspération auprès de cet homme posé et avenant, qui parle de son travail avec passion.
Pour votre troisième long-métrage, vous vous êtes inspiré d’un fait divers.
Il s’agit en effet d’un fait divers qui s’est déroulé en 2008, dans un village de l’Est de la France, ma région d’origine. Cette histoire m’avait immédiatement interpellé, d’abord parce que j’étais sur place, mais surtout par les commentaires qu’elle soulevait qui me troublaient et me questionnaient en tant que citoyen. Et, en tant que cinéaste, j’ai tout de suite senti qu’il y avait une matière riche à travailler comme propos et dispositif de mise en scène.
Avec Lise Macheboeuf, la scénariste, nous nous sommes rendus aux deux procès d’assises en 2011 et 2012. C’est là que nous avons rencontré les protagonistes qui ont tous donné naissance à un personnage du film. Il y a des racines documentaires importantes au départ du projet.
La différence principale, c’est que le fait divers s’est développé sur un certain nombre d’années, depuis l’arrivée de la famille des gens du voyage dans le village. Nous avons décidé de le traiter dans un temps plus court, qui est le temps du cinéma, sur trois mois. Et c’est en cherchant un moyen d’accélérer l’histoire que l’idée de la canicule est arrivée.
Votre film raconte comment un jeune homme, Josef Bosou, devient le bouc émissaire de tout un village.
J’avais effectivement envie d’étudier ce mécanisme-là. Ce qui m’interroge beaucoup, c’est la place qu’on essaie d’occuper dans la société ou dans un groupe, et que l’on nous refuse parfois. Nous voulions raconter comment un système victimaire peut se mettre en place dans des moments de crise, de peur ou d’insécurité.
Vous ne créez toutefois aucune empathie avec Josef. Au contraire, le spectateur est tenté de s’associer à l’exaspération croissante des villageois.
C’est un parti pris que nous avons adopté dès le début avec la scénariste. Nous voulions nous placer du côté des villageois. Il est très facile de se placer du côté de Josef dans la mesure où c’est la victime, il y a forcément identification et empathie. On aurait pu aborder les villageois de ce point de vue, comme des personnes qui le persécutent. Mais ce qui nous intéressait, c’était de comprendre comment ces individus en étaient arrivés là. Ces personnes que j’ai côtoyées, des êtres humains avec des qualités et des défauts, pas du tout des meurtriers en puissance, en étaient venues à déraper complètement. C’est vraiment ce que je souhaitais filmer, en me plaçant derrière l’épaule de chacun pour essayer de montrer ses problèmes économiques, intimes ou autres qui vont rejaillir sur Josef.
Josef devient une figure complexe, pour qui on a de l’affection parce que l’on comprend sa faiblesse, mais aussi du rejet parce qu’il peut faire peur. Le film devait se positionner à un moment donné. J’avais envie de traiter le passage de l’individu au collectif, mais l’intérêt est aussi de retrouver ces personnages un à un, confrontés à leur propre responsabilité. C’est la fonction des séquences à la gendarmerie, qui proviennent directement des dépositions et des procès d’assises. La justice questionne les villageois, mais les villageois questionnent aussi la justice. Le film pointe un déficit des institutions et un sentiment d’abandon de la part des villageois qui conduit à l’inéluctable, parce que comme ils ne trouvent pas de solution, ils prennent de mauvaises décisions. La gendarmerie est là à la fois pour interroger chacun des personnages et pour pointer les dysfonctionnements de l’institution. Le film interroge également sur la difficulté de gérer un individu comme Josef Bousou.
La figure du gendarme qui mène les interrogatoires constitue un pivot dans l’articulation du récit. Il représente à la fois la justice et la morale et, élément extérieur au village, il amène par l’introspection à l’individuation de chacun des villageois qui n’avaient jusque-là été appréhendés que comme une communauté.
Il apporte un éclairage neuf en effet parce qu’il arrive de l’extérieur. C’est à la fois un gendarme, un juge, un psy. C’est aussi la voix des assisses parce que les assises ont été le lieu de la mise à distance.
Les personnages bienveillants sont les représentants de la loi, ce gendarme et le maire, incarné par Jean-Pierre Darroussin.
Et Odette, qui est vraiment quelqu’un de bienveillant. Le maire incarne l’ordre et la loi, et il gère les questions du village de façon juste et humaine. Il veille à créer du lien et de la cohésion, à apaiser les tensions. Et c’est lui qui gère l’affaire Josef. Mais comme les choses s’emballent et déraillent, on lui reproche son inertie et sa mollesse, jusqu’à l’exclure de la communauté.
Le huis clos et la construction à rebours, qui ajoutent à la tension grandissante, évoquent l’écriture théâtrale.
C’est une construction basée sur la tragédie, on annonce la mort au début et le film est un compte à rebours. Le film interroge plutôt sur les mécanismes qui mènent à cette mort.
On est effectivement dans une situation de théâtre parce que ce village est une scène à ciel ouvert avec des personnages qui entrent et qui sortent.
Votre caméra dit votre amour pour vos acteurs. Ils sont essentiellement filmés en gros plan ou en plan rapproché.
J’adore les acteurs, vraiment, parce que je raisonne à chaque étape du travail d’écriture et de construction à partir des personnages. Or, le véhicule des personnages, ce sont les acteurs qui les incarnent et les portent avec leur chair, leur visage, leurs émotions… C’est pourquoi je suis obsédé par la question de la direction d’acteurs et de la représentation du personnage. Il y a un compagnonnage très fort et les acteurs adorent ça. Pour ce film, j’avais vraiment envie de voir leur visage, sentir cette chaleur qui les assomme et qui va les amener au drame.
Vous dirigez beaucoup ?
Je cherche énormément avec les acteurs et je les rencontre suffisamment en amont du tournage pour qu’on travaille. Là, le tournage a été repoussé d’un an, ce qui a permis de construire une relation de confiance avec eux et de les emmener dans mon univers. Sur le plateau, quand quelque chose ne me semble pas juste, ou que la scène n’apparaît pas, je peux être très pointilleux jusqu’à obtenir le résultat souhaité. Mais quand la relation est dans les deux sens, les acteurs sont très en demande de cette recherche.
Parlons de vos acteurs justement. Karim Leklou, tout d’abord, qui incarne Josef de manière magistrale. Si on ne le connaissait pas, on pourrait se demander si vous n’avez pas fait appel à un jeune homme handicapé.
Il est prodigieux, en effet. Il est vrai qu’on s’est demandé au moment du casting si on devait aller vers un acteur non professionnel par rapport à la représentation du handicap, mais c’était trop compliqué, le spectre de jeu est tellement large…
Je ne connaissais pas Karim. C’est un acteur singulier, qui a fait un énorme travail sur le corps. Il a perdu 15 kg. On a d’abord cherché la silhouette du personnage ensemble pour savoir comment représenter ce handicap. Je lui ai passé la documentation psychiatrique du procès. Puis, on a travaillé sur la mobilité de Josef. Je suis très content parce que j’ai souvent ce retour qu’on ne sent plus du tout l’acteur. C’est un travail d’incarnation très précis et très fort.
Pour revenir sur la direction d’acteurs, Karim est quelqu’un qui bouscule beaucoup les choses qui sont écrites. Il n’aborde jamais la scène de la même manière : il change l’entrée, il bouge les mots, il en ajoute. C’est un acteur qui mène une vraie réflexion sur le jeu. Mais sa façon de faire collait complètement, jusqu’à perturber le jeu de ses partenaires, ce qui était parfait pour incarner la situation de Josef face aux villageois. Je l’ai donc encouragé dans ce sens. Après, ce sont des curseurs à affiner. C’était le rôle qui comportait le plus de risques.
Le reste du casting est tout aussi réussi dans son élaboration. En effet, vous faites appel à des acteurs que l’on connaît, Grégory Gadebois, Carole Franck, Patrick Bonnel, mais que l’on n’identifie pas forcément immédiatement, ce qui amplifie l’impression de communauté.
On a beaucoup réfléchi aux rôles, aux combinaisons entre comédiens et à l’esthétique du casting. En l’occurrence, on est à la campagne, dans un petit village, et il faut qu’on y croie. Vous pouvez avoir un acteur de très grande notoriété, mais si on n’y croit pas, le but n’est pas atteint. Comme le casting mêle des éléments artistiques, mais économiques aussi, on se pose la question de la façon de gérer la notoriété et la figure des acteurs. La notoriété de Darroussin est juste par rapport à son rôle de maire qui est la figure publique du village. On réfléchit vraiment à tous ces éléments et à la façon dont on les mêle. Il y a eu de la même manière un travail particulier sur la famille Bousou. La mère, Serra Yilmaz, est une actrice turque qui vit à Istanbul. C’est un personnage qu’on a cherché longtemps, on voulait des acteurs qui racontent un ailleurs indéfinissable.
Vous pensez à des acteurs quand vous écrivez ?
Je me l’interdis pour que l’écriture parte vraiment du personnage. Un personnage est très évolutif dans le scénario, et il m’est arrivé autrefois de me tromper sur un choix de comédien, par rapport à la trajectoire du personnage. J’ai pu dire à une directrice de casting que je pensais à tel acteur, et elle m’a détrompé. C’est pourquoi j’essaie d’être attentif à mon partenaire de travail et à l’éclairage qu’il va m’apporter au moment du casting.
On ne peut pas ne pas évoquer deux autres éléments essentiels du film : la canicule et le village. Le spectateur est écrasé par la chaleur tout au long du film, et son exaspération monte avec le mercure. Comment filme-t-on la chaleur ?
Ça, c’est la magie du cinéma, et le talent du chef opérateur qui fait des miracles ! Parce que même si nous avions choisi un village du Sud-Ouest pour légitimer un été caniculaire, le tournage a commencé par dix jours de pluie, et il a souvent fallu sécher le sol que nous voulions sec et poussiéreux (sourire).
Ce village, justement. On est frappé par la verticalité imposante du château d’eau, qui semble en compétition avec celle, plus élancée, de l’église.
J’ai choisi ce village en grande partie pour le château d’eau. On peut effectivement avoir l’impression qu’il a remplacé l’église. Il n’y a plus d’eau donc il n’y a plus de Dieu. Le ciel est très loin. C’est aussi pour cela qu’il y a ces oratoires avec la Vierge, avec un saint, pour figurer cet écrasement et cette difficulté d’élévation des personnages.
Comment travaillez-vous avec Lise Macheboeuf, votre scénariste ?
On travaille ensemble depuis nos débuts, nous étions à la Femis ensemble. On travaille de manière très proche. J’aime avoir un partenaire de travail qui apporte de la distance, parce qu’on a facilement tendance à être dans son projet au point de ne plus voir ce qui se met en place. Avec Lise, on travaille à la table. Sur ce film, il y a eu un travail de documentation et de notes important, sur les procès, mais aussi sur la figure du bouc émissaire. Ç’a été une écriture complexe, sous forme de textes courts, plutôt des canevas qu’on manipule comme des pions d’un jeu de société. Puis, quand on entre dans les dialogues à proprement dit, on s’échange les scènes.
Comme le temps de l’écriture dure longtemps, il arrive souvent que le projet dérive de son sujet initial. Le scénariste permet toujours de recadrer. Et puis, il y a des outils d’écriture qui sont très spécifiques, le découpage, la structure, le squelette du scénario… Lise structure beaucoup tout ça. Moi, je raisonne davantage sur les personnages et comment le sens passe par eux.
Etes-vous content du résultat ? Correspond-il à ce que vous aviez en tête ?
Il s’est passé quelque chose de vraiment fort au moment du tournage, en cohésion de toute l’équipe, avec beaucoup d’humanité. J’ai le sentiment que tous ces éléments ont porté le projet et que tout le monde y a apporté de la force. Et je suis content des retours que j’ai en salle.
Vous avez des projets ?
Je suis actuellement en écriture, sur le thème du couple. Mais je n’en dirai pas plus pour le moment.