C’est avec chaleur et un enthousiasme communicatif que Safy Nebbou et Raphaël Personnaz ont partagé leur expérience du silence, de la nature glacée et de la beauté envoûtante du lac Baïkal.
Votre cinquième long-métrage, qui nous emmène dans les grands espaces, marque un grand écart avec vos précédents films.
Safy Nebbou. Vous n’avez peut-être pas vu mes moyens métrages, Bertzea et Lepokoa, adaptés de nouvelles d’Andrée Chédid, qui sont exactement dans cette idée d’un homme, pour l’un, une femme dans l’autre, seuls dans la nature au Pays basque, avec peu de texte et en basque. J’ai commencé le cinéma avec cette veine-là, et j’avais envie d’y revenir.
Vous songiez déjà à revenir à ce genre ou c’est la lecture du livre qui a réactivé votre désir ?
SN. Lire le livre de Sylvain Tesson a renforcé cette envie. J’aime sa dimension de conte moderne, qui se rapproche de mes deux moyens métrages. Et c’est surtout la démarche qui m’intéresse : quand j’ai entendu parler de ce mec qui était parti vivre dans une cabane en Sibérie, j’ai tout de suite eu envie de lire son livre. Je partais alors en voyage, et j’emporte toujours beaucoup de livres quand je voyage. J’avais dans mes valises le Limonov d’Emmanuel Carrère, que j’ai dévoré. J’hésitais à enchaîner avec un autre livre sur la Russie, mais en vingt pages j’ai su que je voulais l’adapter. J’ai envoyé un mail à Gallimard du Sud de l’Inde pour rencontrer Tesson et expliquer que je voulais faire un film ; j’avais peur que quelqu’un d’autre ait la même idée.
J’avais également envie de l’aventure humaine. Je venais de faire Comme un homme et on s’était vraiment éclatés dans les marais poitevins ; j’avais retrouvé ce rapport à la nature, l’eau, la cabane… J’adore tourner dehors, et j’adore quand ça parle peu.
Comment s’est effectué le repérage en Sibérie ?
SN. Je suis parti avec David Oelhoffen, qui avait réalisé Loin des hommes, on a fait tout le périple de Tesson livre en main, rencontrant les protagonistes, dormant dans sa cabane. On partait sans trop savoir, en nous laissant porter, guidés par celui qui a guidé Sylvain. Pendant qu’on voyageait, on se projetait un peu.
Sur le papier, le sujet pouvait faire craindre l’ennui. Comment embarquer le spectateur dans le silence ? Est-ce pour éviter cet écueil que vous avez ajouté le personnage d’Aleksei ?
SN. Guidé par une nouvelle de Sylvain, qui raconte l’histoire d’un homme qui se cache dans la taïga. C’est vrai, le personnage qu’interprète Raphaël est dans le silence, mais ce n’est pas de la contemplation, il est dans l’action permanente, tous ses gestes sont des micro-histoires. Je me suis posé la question de filmer le silence. Les producteurs avaient peur que le voir faire des gestes quotidiens soit ennuyeux, mais en réalité pas du tout, parce que c’est un quotidien extraordinaire : il va, par exemple, casser la glace pour chercher de l’eau. Les gestes deviennent comme un jeu de gamin, comme s’il s’amusait à vivre.
Le spectateur participe en effet pleinement à votre découverte. Votre jeu semble à la fois nu et instinctif.
Un individu loin de son environnement quotidien redécouvre tout, et les gestes les plus anodins prennent une autre dimension. Mon personnage fait attention à ce qu’il fait, et il prend le temps de faire les choses. Il réapprend à marcher (sur la glace), à faire du feu, à se servir de ses dix doigts et cela lui apporte une satisfaction énorme. Je n’ai pas composé grand-chose car j’ai ressenti cette innocence. C’était tout l’enjeu du film, intéresser avec des choses très simples. Safy m’a bien guidé dans cette pureté, cette simplicité à trouver. Car je ne vous cache pas qu’au départ, je ne voyais pas trop l’intérêt de me voir couper du bois. Et en fait, ce sont des choses simples, mais essentielles. Il s’agissait d’être dans l’instant présent.
SN. Dans notre société, on n’est tellement pas dans le présent entre internet, les téléphones… que se retrouver dans l’instant présent fait du bien, et ça rappelle que c’est possible. C’est en quoi le film a un effet apaisant. Par ailleurs, il y a de la place pour le spectateur, on ne lui dit pas ce qu’il faut penser. C’est une proposition radicale, qui passe ou pas. C’est aussi mon film le plus intime, qui évoque mon rapport à la nature, le besoin de voyage, d’espace. J’aime tourner les paysages, j’ai mon écriture et j’ai le plaisir à le faire. On a tellement de liberté.
Il y a également beaucoup d’enfance, je pense notamment au rire spontané et enfantin qui vient ponctuer les émotions, le plaisir et les découvertes de Teddy.
RP. Dans la vie, je ris énormément, j’adore ça. Durant des années, j’ai pensé qu’il fallait gommer cet aspect de ma personnalité dans le travail, pour avoir l’air plus profond, plus tragédien, plus sérieux. Un jour, Safy m’a dit un truc : on tournait une scène où j’apprenais à patiner et où je tombais beaucoup, et il m’a fait remarquer que je jurais sur un ton hargneux chaque fois que je tombais. Il m’a alors dit que je pouvais rire, que ce n’était pas grave. Cela m’a énormément libéré, et j’ai retrouvé ma faculté à rire.
La solitude permet également d’exprimer un rire total, de chanter, de crier. Sylvain Tesson dit qu’on est dans un monde qui se prend trop au sérieux, et il évoque sa « politique de la cabane », qui est une sorte de fuite, un retour à l’enfance.
Les conditions climatiques ont-elles été difficiles à supporter et ont-elles eu une incidence sur votre jeu ?
RP. C’est un froid doux et franc, très agréable et constant. Il faut quelques jours d’adaptation car il fait quand même ‒ 30°, mais on est très couverts, on est habillés comme des cosmonautes. La difficulté a surtout été pour les équipes techniques à l’image (les caméras étaient préparées dans des chambres froides). Ce n’est pas tant le froid que le silence qui m’a impressionné et a influé sur mon jeu. J’étais plus calme, mon ton de voix plus posé. J’ai eu d’ailleurs l’impression de trouver ma voix, qu’elle était en accord avec ce que j’étais. Sur certains tournages, on vous demande de tourner sur un faux rythme, où le corps est en tension, ce qui change la voix ; le jeu est alors maniéré, saccadé. Là, j’ai eu la chance d’avoir un jeu lâché parce que le réalisateur et le lieu le permettaient. Dès le début, Safy m’avait parlé de son intention de faire un film intimiste, mais ouvert le plus possible, dans lequel les spectateurs se sentiraient bien pas artificiellement, mais profondément. Et surtout, il a dit à l’équipe : « Donnez-moi la possibilité, et donnez-vous la possibilité de ne pas être sûrs, de chercher, de vous tromper, d’essayer des choses. » Le film puise aussi sa forme de ça.
Votre film n’impose rien, aucune morale, et ne donne pas de motivation psychologique à l’isolement volontaire du personnage.
SN. Vous savez que c’est anti-cinéma, ça ? Scénaristiquement parlant, j’ai eu du mal à faire passer cette idée. On vous demande de structurer le personnage, d’apporter des éléments psychologiques. D’ailleurs, les gens qui n’aiment pas le film considèrent que c’est trop simple.
RP. Cette liberté de penser que l’on offre au spectateur est salvatrice dans une société où se développe la pensée unique.
Evgueni Sidikhine, qui incarne Aleksei, est très impressionnant.
SN. C’est un grand comédien, très connu en Russie. J’ai eu une révélation immédiate, ce ne pouvait être que lui.
Il ne parle que le russe, vous avez donc eu une communication très limitée, comme dans le film.
RP. C’était parfait pour le personnage. Il est taiseux, comme son personnage, massif, mais d’une grande douceur dans la voix et dans les yeux, et il capte tout : il est arrivé trois semaines après le début du tournage, et en voyant quelques rushes, il a tout de suite compris l’atmosphère. Il n’a rien composé, il est arrivé avec sa présence, sa sincérité, sa vérité, et lui qui est habitué aux rôles de méchant dans des films russes, il a lavé tout son jeu. J’ai rencontré un partenaire génial. Quand vous jouez avec lui et la nature, vous observez, vous vous mettez dans leur sillon et le dialogue s’installe.
Il semble qu’il y ait eu également une vraie rencontre entre vous deux. Vous avez d’autres projets communs ?
SN ? En janvier, je dirigerai Raphaël dans Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman au théâtre de l’Œuvre.