Chad Chenouga venait présenter son deuxième long-métrage, De toutes mes forces, au cinéma Le Sélect à Saint-Jean-de-Luz. L’occasion d’une rencontre chaleureuse et d’un échange intéressant sur les enjeux d’un récit autobiographique.
L’histoire de Nassim est autobiographique.
Oui, c’est très autobiographique. Je suis rentré d’un long week-end à Nice avec un copain et j’ai retrouvé ma mère morte. C’était d’ailleurs plus sombre que dans le film parce que son corps était déjà raide, et puis on habitait dans un endroit vraiment glauque. Mais à la différence de mon premier film, j’ai travaillé avec quelqu’un sur le scénario, ce qui m’a permis d’être plus libre avec ce que je voulais raconter, de jouer avec la fiction et, au bout du compte, d’aller dans des choses plus intimes et plus fortes, et finalement plus proches du réel. C’est le paradoxe de la fiction : quand on est libre dans son récit, on peut retrouver des choses très personnelles. Chercher à reproduire exactement la réalité est un leurre parce que c’est impossible ; et vouloir trop coller aux choses risque de les figer et d’aboutir à un propos photographique. Or, le cinéma ce n’est pas que de la photographie, c’est avant tout de la vie et des sentiments.
Après, la question est de savoir ce qu’on fait de la part autobiographique au cinéma. Il fallait que j’en sois libéré pour pouvoir la partager dans une fiction. Il n’empêche que oui, j’y ai mis des touches personnelles : le côté dandy avec son écharpe, la figure de la mère… Il y a aussi une part d’exutoire.
Votre premier film, 17, rue Bleue, était déjà autobiographique. Faut-il en déduire que vous avez besoin de revenir sur votre histoire personnelle ?
Je vous rassure, j’envisage de faire autre chose, même s’il y aurait encore la matière pour plusieurs films (sourire). Et j’avais effectué le travail sur moi-même bien avant de faire du cinéma. Ce qui m’intéresse encore une fois, c’est de savoir comment mettre ça en récit pour intéresser les gens. Je donne des cours au Cours Florent depuis des années. Quand quelqu’un joue, qu’il est soudain dépassé par ce qu’il joue et qu’on voit qu’il ne joue plus, cela me met mal à l’aise. Le risque d’aller dans des choses très intimes, c’est de raconter des choses qui ne concernent que soi et donc de laisser les spectateurs en dehors du récit. J’ai envie que mon histoire parle aux gens, qu’elle fasse peut-être écho à leur parcours personnel. J’ai eu envie de parler d’un ado qui s’ouvre aux autres et au monde.
Comment choisit-on l’acteur qui doit interpréter son propre rôle ? C’est une démarche schizophrénique ‒ ou narcissique, car Khaled Alouach est très beau.
C’est un beau gosse, c’est vrai (sourire). On a cherché pendant huit mois. On a reçu une vidéo de présentation, et ma coscénariste m’a dit : « C’est lui ! » Elle a eu du pif parce qu’on ne le voit pas jouer ! Khaled avait une grosse pression parce qu’il est de toutes les scènes et que c’est son premier rôle ! C’est un garçon qui a du talent, il peut faire une belle carrière.
Le personnage de Nassim est dans une dualité permanente : il est dans une quête incessante d’appartenance à un groupe, tout en refusant le groupe.
C’est très juste ce que vous dites, et c’est un sentiment que je ressens très fort. En fait, c’est un caméléon, en apparence à l’aise avec tout le monde, mais qui triche. Nassim se sent différent des jeunes du foyer. J’aime son arrogance et, d’une certaine façon, oui il est différent, il fait des études. C’est rarement le cas des jeunes en foyer. C’est d’ailleurs pour ça qu’il se rapproche de Zawady.
Même s’il ne veut pas être assimilé aux jeunes du foyer, il partage avec eux la hantise du contenu de son dossier.
Tous les jeunes de foyer sont obsédés par leur dossier et veulent savoir ce qu’il y a dedans, ils se sentent marqués au fer rouge. La peur d’être un « cassos », c’est la peur de faire pitié, d’être assimilé à un pas-grand-chose.
Comment avez-vous repéré ces jeunes ?
Jisca Kalvanda, qui joue le personnage de Zawady, est une actrice que j’avais vue dans Max et Lenny. C’est une bosseuse, elle a envie de bien faire et elle est très motivée. Elle a eu du mal, la pauvre, avec tous les termes de médecine, qu’il fallait apprendre par cœur et réciter assez vite. Les autres jeunes du foyer n’avaient jamais joué, ils ont été repérés par casting sauvage. Le directeur de casting est vraiment allé partout pour les trouver. J’ai constitué un groupe en m’inspirant à la fois du temps où j’étais à la DDASS (un Asiatique, des danseurs…) et en m’adaptant aux rencontres. On a fait des ateliers longtemps avant le début du tournage pour qu’ils se connaissent et soient à l’aise avec la caméra. C’était vraiment très chouette. Mais le plus intéressant peut-être, et ce que je retiens, c’est qu’ils ont réussi à former un groupe.
« De toutes mes forces »… quoi ? Quel est le but de cette volonté ?
C’est le personnage principal qui se débat avec lui-même. « De toutes mes forces » évoque l’énergie de la vie et les moyens utilisés pour arriver à tenir.
L’ardeur que sous-entend le titre ne se ressent pas dans le comportement de Nassim. Il semble dans la retenue au contraire, parfois même indifférent.
Il a une certaine passivité, c’est vrai, mais il a aussi de la violence, par exemple quand il hurle dans la veste de sa mère. Mais il ne faut pas qu’on l’entende. Cela participe de la dualité que vous évoquiez. Et puis, je pense que l’on vit parfois des choses très violentes, mais juste à l’intérieur de soi. Avec ses potes de lycée, il n’arrivait pas à exprimer ce qu’il vivait. Quand il se retrouve seul, il fait sortir sa douleur et à un moment donné il craque, ce qui lui permet peut-être de se trouver. Quand on est ado, on n’a pas les armes, et c’est ce que je voulais raconter. Son apparente passivité fait aussi partie de sa spécificité. Et puis, je vais vous dire une chose : c’est facile de faire pleurer dans les chaumières avec les ados, et je n’avais pas envie de ça parce que cela ne me ressemble pas. Je n’aime pas les choses larmoyantes, je préfère les choses sèches, je les trouve plus porteuses d’émotions. Je cite toujours en exemple un film que j’adore, Kes de Ken Loach, qui raconte l’histoire d’un ado mal-aimé. Je trouve plus fort que Nassim craque quand il est tout seul.
Vous dressez un portrait bienveillant de la directrice de foyer.
C’est un personnage que l’on a énormément travaillé avec ma coscénariste. Je me suis inspiré d’une chef de service à Pau et d’une directrice de foyer à Paris. On a beaucoup bossé avec le réel, j’ai même réutilisé des répliques que j’ai pu entendre. C’est ce que je vous disais par rapport à la fiction, cela fait partie du plaisir à travailler sur des personnages, en dehors de mon histoire personnelle.
C’est Yolande Moreau, absolument formidable dans ce rôle, qui l’interprète. Elle y est dans sa pleine humanité, avec la rigueur du capitaine de navire qu’exige sa fonction et tout l’amour que l’on devine pour les jeunes qui vivent au foyer.
J’adore cette femme, elle est géniale. Yolande est tellement sympa et facile d’abord, que c’est très agréable de travailler avec elle. Je savais ce que je voulais. Un acteur ne demande qu’une chose, c’est que vous le nourrissiez. Comme Yolande est quelqu’un de très humain, elle s’approprie les choses à sa manière et c’est un échange d’une extrême richesse.
Pour vous donner un exemple, la scène où Nassim est face à elle, où il veut savoir si sa mère s’est suicidée, n’était pas facile pour Khaled parce qu’elle nécessitait qu’il aille chercher des émotions et une histoire très fortes, que sa jeunesse ne lui a pas encore donné à vivre. Yolande a été géniale. D’autres acteurs auraient coupé court, auraient ramené la couverture à eux ; elle l’a laissé venir. En tant que réalisatrice, elle sait que dans une scène champ/contrechamp, il faut qu’on ait la matière sur l’un et sur l’autre. Elle lui a donc laissé la possibilité et le temps de sortir les émotions.
Et puis, Yolande, c’est notre cousine à tous ! (Rire.) Tout le monde l’aime. J’ai été étonné de voir sur les réseaux sociaux le nombre de personnes qui voulaient voir le film pour elle, sans même connaître le sujet.