En offrant aux spectateurs différents niveaux de lecture, le premier long-métrage d’Houda Benyamina inscrit d’emblée la jeune femme sur la liste des grands réalisateurs : les adolescents seront accrochés par l’histoire d’amitié et l’humour de ces filles débordant de vie et d’envies, certains s’interrogeront sur les réalités sociales de notre pays en ce début de siècle, d’autres enfin seront happés par le questionnement spirituel sur la transcendance et le rapport au sacré.
La rencontre lumineuse avec la réalisatrice et ses trois actrices a prolongé la grâce, et confirmé la justesse du titre.
Le Nisi Dominus de Vivaldi qui accompagne les premières images du film est saisissant par le désir d’élévation qu’il insuffle aux visages de jeunes de banlieue qui défilent. Pourquoi avez-vous choisi une musique sacrée ?
Houda Benyamina. C’est le psaume des Montées qui prône la confiance en Dieu, la confiance dans le bien et dans l’homme ; l’ouverture du film se fait avec un verset du Coran, le hadith sur la voie de la rectitude. J’avais envie de faire sentir la proximité de ces deux chants religieux. Commencer par un chant religieux musulman, puis enchaîner avec Vivaldi, un chant chrétien, à travers une jeunesse en manque de valeurs. Quelles sont les valeurs aujourd’hui ? On est beaucoup sur le dieu de l’argent, de la possession. Le capitalisme, pour moi, est une forme de dictature. J’avais envie de confronter tout cela à travers une très grande histoire d’amitié et une histoire d’amour. Et j’avais envie que le sacré soit au cœur de mon film dès l’ouverture parce que c’est le parcours initiatique d’une jeune fille qui va apprendre à combattre sa colère, ses démons et la contradiction perpétuelle entre la vie qu’elle mène et son aspiration à une spiritualité et à un équilibre qu’elle a du mal à trouver. Aristote disait : « Nul homme n’est libre s’il ne sait se maîtriser », cela a été l’axiome de départ de mon film.
La question qui sous-tend le film ‒ et dont le titre constitue peut-être la réponse ‒ est la suivante : l’être humain est-il une créature de Dieu ?
HB. C’est intéressant de voir comment chacun s’approprie le film et les résonances que cela crée en fonction de la sensibilité des individus. Je suppose que vous êtes croyante… C’est effectivement ce que j’avais envie de raconter, c’est un rapport très intime. Je dis toujours que je cherche Dieu dans mes films… Je le questionne en tout cas. Le titre initial était Bâtarde parce qu’on peut penser qu’on n’est pas reconnu par le Créateur, et en même temps si ; il suffit de sentir l’invisible. Il faut se reconnecter à l’intime et à l’intériorité pour sentir Dieu. C’est pourquoi j’ai essayé d’incarner le sacré par la danse, la beauté et la grâce également. J’avais envie d’explorer la divinité à travers la religion, mais aussi à travers l’art.
Parlons justement de la danse. L’art en général, et la danse en particulier, n’est-il pas l’expression d’une recherche d’élévation de l’homme vers Dieu ?
HB. La danse est le premier art de l’humanité. Le mouvement ne ment pas parce qu’il est lié à la sensation, alors que le verbe, lui, peut mentir. Je pense qu’au commencement était l’émotion, avant le verbe, mais on a besoin du verbe. Sur les émeutes de 2005 par exemple, je pense qu’il y a eu une colère, une humiliation, mais qu’il n’y a pas eu de verbe incarné après, malheureusement.
Quand j’ai commencé à travailler avec Nicolas Paul, qui est chorégraphe à l’Opéra Garnier, on a beaucoup parlé du sacré et de la musique. La danse incarne le dépassement de soi. Celui qui s’en sort est celui qui embrasse le mouvement. Djigui est vraiment l’alter ego de Dounia, il se combat lui-même, il se frappe. Le chorégraphe va le faire sortir de lui, lui qui est centré sur sa danse, sur son style sans aucune ouverture à l’autre et l’ailleurs. Il va s’ouvrir au beau, à la grâce… Dieu est la beauté absolue. Je me suis effectivement posé la question sur la façon de filmer la danse, comment incarner le sacré. C’est pourquoi il y a ce montage alterné, lui dans une aspiration spirituelle et tellement connecté qu’il sent où Dounia est. Autre signe symbolique, une carte du cosmos a été peinte sur la scène du theâtre.
Les chants religieux, en arabe ou en latin, apportent les moments de paix, comme une respiration, et permettent de ressentir l’introspection des personnages.
HB. C’est exactement ça. Avec ces chants, comme avec la sourate « Montre-nous le chemin de la rectitude », j’ai voulu partir de l’individu pour chercher l’infini. C’est pourquoi, contrairement à ceux qui trouvent mon film noir, je le considère lumineux.
Vous incarnez Dounia, le personnage principal. Comment avez-vous abordé le rôle ?
Oulaya Amamra. Ma sœur (la réalisatrice, ndlr) ne voulait pas que je passe le casting parce que j’étais trop loin du personnage. Je suis féminine, elle cherchait un gangster et elle ne me voyait pas du tout en Dounia. J’ai insisté pour passer le casting, qui a duré neuf mois. Je me suis identifiée au personnage, j’ai arrêté la danse classique pour me mettre à la boxe, j’ai regardé beaucoup de films pour me nourrir. J’ai également observé dans le métro ces filles et les sans-abri, leur visage raconte beaucoup de choses, leur regard surtout. Je m’en suis imprégnée. Avec Houda, nous avons beaucoup travaillé sur les mains, les détails… Je me mettais par exemple de la terre sous les ongles avant le début des prises. Cela ne se voit peut-être pas, mais c’était pour moi un appui de jeu, comme avoir dans les poches ce qu’avait Dounia : briquet, cigarettes, torche, téléphone. On a fait tout un travail d’identification. On a eu le luxe de travailler en amont dans les décors, avec les costumes, ce qui nous a permis d’acquérir les attitudes. On a également beaucoup travaillé avec l’accessoiriste pour savoir ce que l’on pourrait apporter au personnage, jouer avec un objet est très inspirant… Les Américains font beaucoup ça. Manger quelque chose, boire quelque chose raconte une histoire.
Vous aviez suivi l’écriture du scénario ?
OA. Houda parle peu de ses projets. J’avais vaguement quelques éléments parce que j’étais allée dans sa résidence d’écriture, je savais que c’était une fille qui avait mon profil, qu’il y avait de la danse, mais je ne savais pas vraiment de quoi ça parlait.
Vous avez eu du mal à quitter le rôle ?
OA. Oui, cela a été difficile. Je me suis beaucoup attachée à ce personnage. Avec ses mauvais côtés : je me suis fait virer de mon lycée pour insolence ! Mais Dounia m’a rendue plus forte et m’a donné confiance en moi. J’ai connu le plus bas, j’ai dormi au camp de Roms, j’ai vécu son humiliation au quotidien, ses responsabilités vis-à-vis de sa mère… Cela m’a permis de relativiser et de réaliser davantage encore la chance que j’ai d’avoir des amis et une famille que j’aime et qui m’aiment.
Jisca, vous interprétez Rebecca, la caïd du quartier. Ce rôle de « dure » ne vous a pas fait peur ?
Jisca Kalvanda. Je connais Houda depuis que j’ai quatorze ans, c’est elle qui m’a formée au jeu d’acteur ; elle donnait des cours de théâtre. J’étais sur le projet depuis le début parce que j’assistais aux séances d’écriture. C’est vrai qu’au départ, je voulais le rôle de Maimouna parce qu’Oulaya est ma copine depuis qu’on est gamines. En fait, je devais avoir le rôle de la jeune fille dans la classe de BEP. Mais la fille qui a inspiré le personnage de Rebecca et qui devait l’interpréter n’a finalement pas pu. J’ai passé le casting, cela n’a pas été facile parce que le personnage est vraiment très très loin de moi, il a fallu que je me durcisse. C’est le côté passionnant de ce métier où on peut devenir quelqu’un d’autre. Après, on a travaillé sur le terrain. La drogue, la prison… Je ne connais pas tout ça, ce sont des milieux qui me font très peur, mais j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire et à découvrir d’autres choses.
Quelle directrice d’acteurs est Houda ?
JK. Elle est très carrée et stricte sur certains points, mais c’est indispensable pour obtenir un résultat. Quand je regarde le film, je suis fière de moi parce que je ne me reconnais pas. Quand je pense que je voulais être comptable ! Mais je m’ennuyais en cours, alors que sur scène je m’amusais. Avec Houda et notre troupe de théâtre, on a fait beaucoup de choses, on est même allées au Festival d’Avignon. Cela m’a permis d’être moi, de m’épanouir.
Votre transformation physique est saisissante. Votre famille a vu le film ?
JK. Mon frère oui, mais ma mère pas encore. Mais elle avait déjà été choquée par ma coiffure pendant le tournage !
Ce qu’il y a de remarquable, maintenant que je vous rencontre, c’est de réaliser à quel point c’est un rôle de composition. Vous avez dû effectuer un travail énorme, alors que tout semble extrêmement naturel à l’écran.
JK. On a beaucoup répété, et on a eu une préparation de presque une année. Et même malgré ça, quand on arrivait sur le plateau, Houda attendait de nous qu’on ajoute quelque chose de nouveau.
Vous souhaitez poursuivre dans le cinéma ?
JK. Oui, bien sûr !
J’ai lu que vous, Oulaya, étiez davantage attirée par le théâtre.
Le cinéma apporte autre chose, il faut aller chercher l’émotion au fond de soi. J’aime beaucoup les deux.
Et vous, Déborah, comment avez-vous été choisie pour interpréter Maimouna ?
Déborah Lukumuena. Je ne connaissais pas Houda, je n’ai rien à voir avec le monde du cinéma et du théâtre. J’étais en licence de lettres, et je cherchais de la figuration sur Internet quand je suis tombée sur l’annonce. Ils recherchaient une jeune fille noire entre seize et vingt-deux ans avec des formes. J’ai rencontré Houda au casting, et j’ai été confrontée à une femme très exigeante, très pointilleuse et qui me demandait déjà beaucoup sans que je la connaisse. J’étais donc dans le bain pour le tournage ‒ même si sur le tournage cela a été puissance 10 ! Après les neuf mois de casting, j’ai décroché le rôle. Comme je ne suis pas comédienne, j’ai dû apprendre les techniques de jeu en plus d’entrer dans la psychologie de mon personnage, apprendre à évoluer sous une direction qui m’était toute nouvelle. J’étais la bleue du tournage.
Qu’est-ce qui vous a plu dans ce rôle ?
DL. Maimouna, c’est l’amie que je ne suis pas. Au départ d’ailleurs, je la jugeais, ce qui est une erreur. Un acteur ne doit pas porter de jugement sur son personnage, il doit l’épouser totalement et l’accompagner. Houda m’a reprise en me disant que j’étais moraliste et que Maimouna n’était pas comme ça. Mais j’aime beaucoup ce personnage et je trouve qu’elle ne pouvait pas avoir de plus belle fin. Elle a quinze ans, j’en ai vingt et un, et elle m’a beaucoup appris sur l’amitié, sur l’humanité. Elle déborde d’humanité, elle aime au-delà d’elle.
Votre duo avec le personnage d’Oulaya est vraiment très tendre et complémentaire : vous apportez la douceur, l’apaisement et la sagesse avec votre foi religieuse à Dounia qui est révoltée ; mais Maimouna a quelque chose d’enfantin quand Dounia est beaucoup plus adulte dans sa combativit
DL. C’est très juste. Je pense aussi que Maimouna essaie d’apporter à Dounia une naïveté qu’elle n’a pas eu le temps d’avoir ni d’exploiter à cause de son environnement familial.
Votre film est un hymne à la vie. Il est gai, il y a beaucoup d’humour. Et ces deux jeunes filles, pour autant qu’elles soient confrontées à une réalité très dure, sont au fond des enfants. Elles ont envie de vivre et de rire.
HB. Absolument. Elles ont envie de s’amuser, comme des jeunes filles de quinze ans.
Peut-on dire, pour terminer, un mot de la mère de Dounia ? C’est un personnage secondaire qui a cependant une place importante.
HB. C’est le rapport inversé. Dounia porte sa mère…
OA. … « Tel Enée portant Anchise ». Pour la scène à la sortie du cabaret, Houda nous avait montré une reproduction de ce tableau pour avoir une idée précise de la posture.
HB. Il y a le côté maman et putain que je trouvais intéressant. C’est une femme libre dans sa sexualité et son rapport à la vie.
Il y a aussi la notion de rédemption dans son sursaut à retrouver sa place de mère. La rédemption existe d’ailleurs dans chacun de vos personnages.
HB. (Sourire.) Je ne peux pas ne pas sauver mes personnages parce que je crois en l’humain.