Décriée en raison d’un glissement sémantique négatif, la critique est trop souvent réduite à un jet d’encre noire et acide de plumitifs frustrés de ne pouvoir créer eux-mêmes. Face à ce « délit de sale de gueule », pour revenir à sa fonction originelle, séparer le bon grain de l’ivraie et ainsi rétablir quelques vérités, j’ai souhaité rencontrer une critique dont j’apprécie la qualité d’analyse, la pertinence et l’enthousiasme contagieux pour le cinéma.
Chroniqueuse sur Canal+ (Le Cercle) et France Inter (Une heure en séries), rédactrice en chef de FrenchMania, sélectionneuse pour la Semaine de la Critique, pour ne citer que quelques-unes de ses multiples activités, la sémillante Ava Cahen a eu la gentillesse de m’accorder un long entretien sur le travail de critique, la production cinématographique actuelle et la montée en puissance des séries.
La multiplication des supports, des blogs en particulier, sur lesquels de plus en plus de spectateurs s’autoproclament « critiques », entraîne une confusion. La critique est-elle l’expression d’un avis ou une analyse ?
Les deux. Il est facile de formuler un avis, tout le monde en a un. Là où la critique devient un exercice particulier, c’est qu’il faut absolument intégrer analyse et argumentaire pour construire l’avis que l’on exprime. La force de la critique, c’est l’argumentation, ce qui se perd un peu aujourd’hui parce qu’on produit trop, on écrit trop, il y a trop de médias… L’avis a hélas pris le pas sur l’analyse. Certains assènent, sur un ton péremptoire, leur vérité au nom du bon goût. C’est très gênant parce qu’on n’est pas là pour ça. Au contraire. Il faut savoir replacer les films dans un contexte, dans une filmographie, dans un ensemble, et c’est là que l’analyse devient plus pertinente. Ce qu’il ne faut pas pour autant, c’est tomber dans une analyse filmique au risque de perdre le lecteur ‒ même si pour parler de cinéma, il faut aussi parler de technique. L’avis est le premier baromètre, mais il faut se décentrer pour ne pas être trop dans la subjectivité. C’est ce que m’a appris la Semaine de la Critique. Certains films n’ont pas mon adhésion émotionnelle, mais je reconnais leur talent d’écriture, de mise en scène… Une critique trop subjective n’est pas une bonne critique, une critique trop objective ne l’est pas non plus.
Si la critique est l’expression d’une subjectivité, en quoi est-elle légitime ?
Ah, la question de la légitimité ! On a eu un débat à la Fémis sur ce sujet. Il n’y a pas d’école de critique, on est critique quand on publie. Mais il y a une déontologie. Au Festival de Cannes, par exemple, on est dans une effervescence totale, et c’est la course à celui qui publiera son article en premier, qui fera entendre sa voix en premier… Et il y a Twitter en 280 caractères où l’on donne un avis. Cela a tué le fonctionnement même de la critique, parce qu’en principe il y a un temps entre la projection et la rédaction. Cédric Klapisch trouve navrant que les critiques écrivent en dix minutes aujourd’hui. Je ne sais pas de quel critique il parle parce que cela n’existe pas dans mon monde. Moi, c’est au moins quatre heures pour penser et pour écrire. Dix minutes, c’est pour donner un avis par tweet, pas pour écrire une critique. Malheureusement, la multiplication des supports aujourd’hui a créé cette discordance entre un certain comportement et une décence à avoir. Or, il y a une vraie éthique du critique. On le sent quand on est publié.
Quand on lit les articles de certains critiques, on peut penser que le film n’est qu’un prétexte à exercer leur plume et à chercher le trait assassin, et qu’ils sont davantage dans une contemplation d’eux-mêmes que de l’œuvre sur laquelle ils écrivent.
Vous pensez à quelqu’un ? (Rires.) Ces personnes, qui affichent souvent un manque de curiosité et donc une méconnaissance totale du nouveau cinéma français, donnent en réalité un avis, et contribuent à dénaturer et déprécier notre métier, ce qui est bien dommage. On est censés apporter un regard érudit, posé et pas poseur, et ne pas avoir de chapelle.
On interdit de plus en plus aux critiques l’accès aux projections. Est-ce parce que l’on craint votre analyse ou parce que l’on ne reconnaît de légitimité (ou d’importance) qu’à certain type de presse ?
Il y a mille façons de faire ce travail, on s’accorde après avec sa conscience. J’aime l’idée du débat avec les lecteurs, avec d’autres critiques. La critique n’a de sens que si l’on est plusieurs et que si l’on peut se répondre. Je crois vraiment à l’effort collectif de la critique. C’est pour ça que Le Cercle est passionnant : on peut avoir le même avis sur un film, on n’aura jamais les mêmes mots, les mêmes arguments, la même façon de voir le film. Et ça, c’est formidable !
Pensez-vous que la critique a une influence sur le public ?
Oui, je crois. Peut-être qu’aujourd’hui on la consulte davantage après avoir vu le film et qu’on veut aller plus loin. C’est là que le travail d’analyse du critique prend tout son sens, en proposant au spectateur des grilles de lecture.
Certains supports, les journaux généralistes notamment, ont davantage une vocation de prescripteur. La critique telle qu’on la pratique dans les journaux de cinéma est celle que l’on va lire après coup, pour nourrir sa réflexion. Je vois plus la critique comme une transmission, une analyse. Je n’écris pas pour engager les gens à aller voir un film. C’est le boulot de l’attaché de presse, de la promotion, pas d’un critique. J’écris pour être lue, bien sûr, mais ce n’est pas mon moteur. Moi, j’écris pour défendre des films, qui ont besoin de moi (ou pas). Les films moins visibles ont besoin d’être accompagnés, et la critique a un travail d’accompagnement, de porter un film. Engager à aller voir un premier film, c’est une valeur du critique.
La critique négative, c’est compliqué. On pense que c’est un exercice plaisant, or c’est douloureux de dire du mal d’un film. C’est plus facile aussi. Quand on aime, il faut trouver le bon angle pour ne pas tomber dans la surabondance d’adjectifs mélioratifs.
Vous qui intervenez à la fois à la télévision, à la radio et qui écrivez sur le web (frenchmania.fr), faites-vous une différence entre écrit et oral dans votre travail et dans votre approche ?
La différence est essentiellement due au format. À l’oral, on a moins le temps. À la télé ou la radio, on a cinq minutes pour parler d’un film. Il faut donc savoir donner tout de suite le bon angle, la bonne couleur, le bon argument. Un texte critique offre plus de temps, on peut digresser, il y a plus de liberté. Je me sens plus à l’aise avec la matière écrite. Ce n’est pas la même façon de travailler. Le Cercle est un débat critique, qui nécessite d’avoir ses arguments préparés, mais l’oreille active pour écouter les arguments des autres. On ne s’adresse pas aux mêmes personnes non plus. En télé, qui est plus grand public, il faut avoir plus de rondeur.
Quelle est, selon vous, la première qualité requise pour un critique ?
Lire. C’est fondamental. On ne peut pas écrire sans avoir lu, on ne peut pas prétendre être critique sans connaître l’histoire de la critique. Et voir un maximum de films, évidemment. Il faut connaître l’histoire du cinéma, sans forcément être historien du cinéma. On a une meilleure lecture d’un film, si on a connaissance de la filmographie d’un réalisateur. L’autre qualité, c’est la curiosité toujours active ; si on n’a pas ce feu, c’est foutu. Si on reste dans son pré carré, on ne grandit pas.
Quelle a été votre première émotion de cinéma ?
La terreur, avec Alien, que j’ai vu très jeune. Je ne comprenais absolument rien à ce que je voyais, mais j’étais terrifiée. Dans un premier temps, le cinéma est associé à la peur. D’ailleurs à huit ans, j’ai vu mon premier film de Woody Allen, Meurtres mystérieux à Manhattan, et je n’ai absolument pas perçu l’humour du film, j’ai vu un film noir avec un cadavre et j’avais peur. Il a fallu attendre des années pour que je comprenne que c’était une comédie. Pareil pour les Walt Disney. Mais une peur qui fascine. C’est pourquoi j’ai eu un rejet des films d’horreur après mon adolescence, parce que je n’avais pas de filtre, je restais dans un premier degré tellement intense que je le vivais très mal. Le summum étant Funny Games de Haneke. J’y suis revenue progressivement par la Semaine de la Critique, et pourtant Grave, c’était quelque chose ! Mais j’ai toujours ce truc de premier degré avec les films d’horreur.
Vous avez un genre ou un pays de production de films de prédilection ?
Ma vraie porte d’entrée a été le cinéma américain. Mon père est dingue de westerns et de polars, et ma maman est amoureuse des actrices (d’où mon prénom). C’est donc le classique hollywoodien d’abord. C’est marrant parce qu’à la Semaine de la Critique, on est cinq membres de comité, on voit tous les films bien entendu, mais on a des Premiers Regards qui nous sont soumis, qui sont classés par zone géographique. Naturellement, j’ai inscrit sur ma fiche « cinéma américain » et « cinéma français » parce que mon cœur m’y porte. Le cinéma asiatique et le cinéma russe sont venus plus tardivement. Il a d’abord fallu que je comprenne l’histoire du cinéma, que j’ai des cours à la fac pour m’ouvrir à d’autres pays. La structure du récit, la retransmission des émotions sont totalement différentes, il faut avoir une certaine connaissance, je crois, pour pouvoir vraiment apprécier ces films.
Etant donné le nombre de sorties hebdomadaires, il vous est impossible de tout voir. Qu’est-ce qui motive votre choix ?
En dehors des films imposés par nos rédactions, c’est la curiosité qui m’amène à certains endroits, ou l’amour de certains cinéastes, ou la découverte de premiers films. En général, je ne lis pas les synopsis avant pour vraiment découvrir le film dans la salle.
Quel intérêt représentent les festivals, pour les critiques et pour le public ?
Les festivals sont des moments de réunion, de communion. Les critiques comme les professionnels de l’industrie s’y retrouvent pour voir des films. Les festivals proposent souvent des inédits, des avant-premières, c’est donc forcément une partie du travail sur l’année qu’on avance, en voyant les films en sélection très en amont (ou non) de leur sortie. C’est un circuit capital pour les films, une exposition non négligeable, la presse en faisant les premiers échos. Il y a plusieurs types de festivals, Cannes et Berlin sont les deux incontournables, ils rythment l’année cinéma des critiques.
Du point de vue du public, leur fonction est essentielle car ils lui permettent de découvrir des films qu’il n’aurait peut-être pas vus dans d’autres circonstances. Les festivals, c’est aussi ce qui permet de faire vivre le cinéma et de le faire rayonner, à petite comme à grande échelle.
Le cinéma français a-t-il une singularité dans la production mondiale ?
J’ai l’impression qu’on l’enferme beaucoup dans des cases, ce pauvre cinéma français, et qu’on veut absolument faire de lui un cinéma social, réaliste, naturaliste. Or, la jeune génération est en train d’ouvrir le cinéma de genre, jusque-là spécialité américaine. Je pense à Grave, je pense à Petit paysan, qui proposent autre chose que ce qu’on a l’habitude de voir. L’identité est métissée, mixte, il y a plein d’audace dans le cinéma français, il faut juste avoir l’œil. Cela ne se limite pas à la binarité cinéma d’auteur/cinéma populaire. Soulignons à ce propos que les comédies populaires sont utiles. Les gros films de box-office nourrissent le cinéma d’auteur, grâce à la TSA prélevée sur chaque ticket d’entrée. On a un système vertueux en France, c’est merveilleux.
Ces dernières années, le public a l’impression de voir toujours un peu la même histoire. Le cinéma serait-il à court d’idées ?
Cela concerne le cinéma mondial. On le remarque quand on est sélectionneur ou programmateur de festival, effectivement. C’est vrai que cette année, on a vu beaucoup de thèmes communs (l’immigration, les clandestins…), un langage de cinéma qui ne se renouvelle pas, qui manque de réflexion sur le genre. Nous sommes dans une société qui fait réfléchir. On a une tendance à vouloir penser le monde. Donc oui, il y a peut-être un défaut d’imagination parfois en termes d’écriture, parfois de mise en scène. Mais je pense que les producteurs sont responsables de cette uniformisation. Les réalisateurs sont tenus par des exigences économiques ; la commission peut refuser un scénario audacieux ou original ou un choix d’acteur. Est-ce que le cinéma n’a plus rien à dire ? Je ne crois pas. La question de l’adaptation est très importante. On revient vers des textes qui nourrissent notre imaginaire.
Peut-être que le cinéma aujourd’hui veut trop dire, et non plus seulement raconter.
Peut-être est-on en effet dans un cinéma plus narratif aujourd’hui. Parfois, on a juste besoin d’une image. Godard n’accompagne pas l’image d’un texte qui veut dire la même chose. Il peut déconnecter les choses. Dans une interview faite aux Cahiers du cinéma, il appelle ça l’effet publicité, où on a une image/un texte. On peut déconnecter le mot, le son d’une image. On va y revenir, mais il y a un temps d’adaptation.
On peut aussi avoir envie d’aller au cinéma pour rêver, pas seulement réfléchir.
Un bon film doit réunir à mon sens ces deux qualités. La Rose pourpre du Caire, par exemple, est un film qui fait autant rêver que penser. C’est autant un divertissement qu’un film d’auteur, porteur d’un regard sur l’humain et ses humeurs comme sur la société.
Alors que le cinéma semble manquer de souffle, les propositions se multiplient à la télévision avec les séries.
Tout à fait. Il y a une audace, qui est permise par le format. Ce ne sont pas les mêmes exigences. Les réalisateurs sont plus libres à la télé, alors que le temps est plus ramassé, les tournages plus verrouillés. La série apporte une écriture et une vision qu’on n’avait pas. L’élan est là. Canal+ propose des contenus originaux qui ne sont pas dénués d’intérêt. Les Sauvages de Rebecca Zlotowski a récemment connu un certain succès. De plus en plus de cinéastes sont attirés par le format de la série, parce qu’il est vivifiant, parce qu’il est inspirant. Nous avons de très bons showrunners en France, même sur le service public : Fanny Herrero et son Dix pour cent sont la preuve qu’on peut faire de très bonnes séries comiques qui tiennent en haleine et qui durent dans le temps. Ce qu’on ne peut pas retirer à des chaînes comme TF1 ou France 2, c’est de tenter. Parfois, c’est loupé, parfois, c’est réussi. On trouve aussi de petites pépites sur la plateforme de France Télé (Slash TV), des séries aux épisodes courts mais pas moins efficaces, comme Zérostérone (série SF) ou Mental (série tragi-comique). Les Britanniques et les Américains, rois de la série, ont leur savoir-faire, on commence à développer le nôtre. Je suis confiante.
Est-ce que le petit écran va supplanter le grand ?
Non, je crois qu’il y a de la place pour les deux. Aujourd’hui, il y a même des festivals de séries (Séries Mania), qui permettent de voir les séries sur grand écran. L’exigence de la série va obliger le cinéma à bouger ses lignes et sortir de sa zone de confort. Le grand écran n’est pas mort, mais il faut peut-être aller chercher le public, qui est davantage sur sa tablette chez lui. C’est la vocation des ciné-clubs et des critiques, aller chercher le public en inertie, en accompagnant les séances. J’ai créé le Woody Club pour ça, pour transmettre quelque chose et débattre.