C’est avec un réel plaisir que nous avons retrouvé Isabelle Carré pour parler du premier film de Marie Belhomme, Les Chaises musicales. L’occasion également d’évoquer ses choix de comédienne. Entre fou rire et confidence, un moment délicieux avec une jeune femme tout sauf presque.
C’est important d’accepter de jouer dans un premier film ?
Oui, c’est important d’avoir des gens qui acceptent de tenter l’aventure parce qu’il faut bien commencer. Moi aussi, j’ai eu la chance que des personnes me fassent confiance pour pouvoir débuter dans le métier.
Mais il y a aussi une part d’égoïsme : comme quand on retourne dans un cours de théâtre, on se retrouve avec des jeunes qui ont une patate d’enfer. Je n’ai rien perdu de mon envie, ni de mon enthousiasme, mais travailler avec quelqu’un qui débute est générateur d’énergie, parce que c’est toute sa vie qu’il joue avec son projet et que c’est cet instant qui est important.
Qu’est-ce qui vous a plu dans ce projet ?
J’ai eu envie de tourner ce premier long-métrage parce que j’ai trouvé que c’était une comédie romantique décalée. Il y a d’abord cette fille qui se déguise en banane pour jouer ‒ mal ‒ du violon, qui est presque musicienne, mais qui est presque tout en fait. Elle court après quelque chose qu’elle n’arrive jamais à saisir. Son manque de confiance et sa maladresse m’ont beaucoup touchée. Et puis cette rencontre amoureuse qui commence dans une décharge. Pour une histoire d’amour, c’est pas mal (rires). Enfin, il y a lui qui est immobilisé. C’est un peu Parle avec elle d’Almodovar, mais en version comique.
Quand j’ai rencontré Marie Belhomme, la réalisatrice, je l’ai trouvée tellement à l’image du personnage que je me suis dit qu’elle en parlerait forcément bien. Elle, doutait, elle avait un sentiment d’illégitimité parce qu’elle voulait être scénariste au départ, pas réalisatrice. Ce sont les producteurs (qui ont produit Hippocrate) qui lui ont dit de se lancer.
Et au fil du tournage, à l’image de Perrine, je l’ai vue prendre son envol. C’était très touchant.
Cette similitude aurait pu vous gêner. Vous ne vous êtes pas dit : « Elle jouerait Perrine mieux que moi. » ?
Si. Je lui ai d’ailleurs demandé si ce n’était pas un rôle qu’elle avait écrit pour elle. J’étais un peu embêtée de penser que je lui volais le rôle – même si c’est elle qui était venue me chercher. Et puis, très vite, j’ai vu qu’elle était contente de ce qui se passait et cela m’a rassurée. On a fait le chemin ensemble, main dans la main. Il y avait deux Perrine sur le plateau.
Cela devait faire beaucoup, non ?
C’était pas mal. On dit que deux timides qui se rencontrent s’intimident davantage encore. Et là, c’était l’effet inverse. On s’est stimulées l’une l’autre.
Vous pensez qu’elle a lâché quelque chose sur ce film ?
Complètement. Elle s’est imposée et elle a trouvé sa voie.
Le spectateur peut avoir l’impression que Perrine, c’est vous.
Un peu, oui. C’est davantage moi il y a quelques années. Ce métier m’a quand même donné un peu de confiance en moi ‒ même si on en manque toujours ‒ et il m’a structurée. Mais au niveau social, c’est vrai que je suis encore le personnage, et j’ai du mal à me sentir à ma place. C’est en cela que j’aime beaucoup le titre, Les Chaises musicales ; je trouve que c’est très dur de se sentir légitime ou à l’aise à l’endroit où l’on est. C’est aussi pourquoi j’aime beaucoup le film de Xavier Giannoli, Quand j’étais chanteur, qui raconte qu’on peut avoir l’ambition de remplir un Zénith, ou celle de réussir un bal musette pour donner du bonheur aux gens. Et peut-être que ça n’a pas de prix. Ce n’est pas le modèle qu’on agite sous nos yeux comme un drapeau qu’il faut absolument suivre, cette ambition, cette compétition, la performance permanente… Le secret du bonheur ne serait-il pas de trouver sa propre place, celle où l’on se sent bien ? Perrine anime une fête chez des retraités précaires, déguisée en petit pois. Certains pourront trouver ça médiocre, mais je trouve qu’il y a du bonheur à être là aussi.
Vous aimez les personnages qui doutent et qui ont de la fantaisie. On pense aux Emotifs anonymes, à Cheba Louisa, à Du vent dans mes mollets…
J’aime beaucoup le burlesque, oui. J’aime les gens empêtrés, un peu maladroits. Bien sûr, je choisis les rôles, mais c’est vrai que les réalisateurs pensent à moi pour certaines choses. On part de soi pour trouver le personnage, et j’ai une part d’enfance très forte. C’est avec ça que j’ai joué. Je voulais qu’elle soit habillée comme si elle avait gardé ses habits de petite fille. Comme c’est mon cas (rires). J’ai besoin de garder un lien, un contact avec ce que je suis. Pirandello disait : « On n’est pas un, on est mille. » Il faut trouver lequel on a en soi à ce moment-là.
Il faut également apprendre de l’univers du metteur en scène. En l’occurrence, quand je regardais Marie, je voyais le personnage et je m’inspirais de ses gestes et de sa façon d’être.
De la même manière, la chanson d’Anne Sylvestre, Les gens qui doutent, constitue une habile mise en abyme de l’histoire de Perrine, mais le sourire qui vous illumine dans la scène donne à penser que la chanson parle de vous.
J’étais vraiment émue en l’écoutant, j’avais l’impression que cela parlait de moi. Et c’est vrai, j’aime les gens qui doutent parce que moi-même je doute. Comment ne pas douter, se questionner sur ce qu’on fait, sur ce qu’on est ? Je pense que le doute apporte de la justesse et de la douceur dans notre relation aux autres.
Parlons de vos partenaires. Carmen Maura, tout d’abord. Vous la connaissiez déjà ?
Oui, nous avions fait un film improbable, raté, Superlove. Il est introuvable ! C’était un premier long-métrage avec Grégoire Colin, Luis Rego et Marthe Villalonga. Le scénario était super. On avait beaucoup ri avec Carmen, on s’était vraiment trouvées et je me rappelle qu’entre deux prises, on enfilait des perles ! (Rires.) Je la fais parler de sa carrière, d’Almodovar, de sa vie…C’est une femme extraordinaire.
Pourrait-on dire de Philippe Rebbot que c’est votre pendant masculin ? Lui aussi semble lunaire et décalé.
Il est très poétique, la tête dans les nuages, extrêmement touchant, extrêmement drôle, mais nous sommes très différents. Moi j’ai les pieds sur terre, je me sens concrète et j’ai un côté cadré avec les enfants. Dans la vie, je suis sage et posée. Dans mon métier, je m’accorde toutes les extravagances sans aucune peur. Je m’accorde le droit de me tromper, de rater. La seule chose que je ne m’accorde pas, c’est de manquer de sincérité dans mes choix. Si le choix n’est pas motivé par l’argent ou un calcul de carrière, mais uniquement parce que c’est là où j’ai envie d’être, où je vais apprendre, où je vais être utile, je pense que j’ai droit à l’erreur et que personne ne m’en voudra. C’est peut-être un peu naïf de penser ça, mais ça rend libre.
Et je préfère être dans un film pas abouti, bancal, qui se cherche, mais qui essaie quelque chose. Pas comme ces films parfaitement réussis où tout colle, mais dont on sort en se disant qu’on a déjà vu ce film vingt-cinq fois.
Dans ce film, ce sont les enfants les adultes.
C’est vrai, je n’avais pas pensé à ça… C’est juste. Marie disait qu’à l’école, il y a ceux qui savent, ce qui ont déjà trouvé leur place, qui ont leur petite autorité, leur auditoire. Enfant, j’appelais ça « avoir le truc ». Bien évidemment, moi, je n’avais pas le truc, j’avais pas les fringues qu’il fallait, j’étais pas à la mode, j’étais pas populaire… J’avais pas le truc, quoi (rires). Et je comprends que tout à coup, elle ait eu envie qu’on tourne avec ces mômes qui ont le truc.
Quel regard portez-vous sur votre travail ?
Je vois un truc très bizarre, qui ne correspond pas du tout à ce que j’imaginais. Je me souviens de scènes et de l’émotion que j’avais en moi et de l’idée que je me faisais du rendu. Et le résultat n’avait rien à voir avec ce que j’avais dans la tête, ce que je pensais vouloir faire. Peut-être que c’est bien parce que cela prouve que l’on ne contrôle pas tout et que beaucoup de choses vous échappent, c’est super. Mais cela crée un sacré trouble. On ne se reconnaît pas.
Comme j’ai beaucoup de mal à me voir, je ne vais pas systématiquement voir les films. Et je crois que je vais faire comme mon copain Benoît Poelvoorde, je vais arrêter d’aller me voir. Il y a beaucoup d’acteurs qui ne se voient pas finalement. Avant, j’avais des scrupules, j’avais peur de vexer le réalisateur en n’y allant pas, mais je vais prendre ce pli-là. Il y a toujours une déception à se voir, je pense toujours que ce que j’ai fait était mieux. D’un côté, j’en tire des leçons, cela me fait progresser. Et en même temps, je me dis que je ferais mieux si je me lâchais davantage, sans m’inquiéter du résultat. Parce qu’on n’est pas acteur du résultat, et ça on l’oublie. Avant de faire ce métier, j’allais au cinéma pour voir des acteurs, surtout des actrices, éventuellement une histoire, mais jamais pour un réalisateur. Et puis, en travaillant dans le cinéma, j’ai compris que vous proposez une chose, mais selon la direction d’acteurs, surtout si vous êtes en empathie avec le réalisateur, vous ne contrôlez plus et vous ne savez pas ce qui sort. Après, il y a le montage qui fait beaucoup, la position de la caméra… Tout ça fait que l’on ne sait pas comment on joue et qu’on n’a qu’une partie de la responsabilité. J’ai réfléchi à cela sur le film des frères Larrieu (Vingt et une nuits avec Pattie, ndlr) où j’ai adoré le montage. Et je me suis dit qu’on ne parle jamais du montage. Un acteur qui reçoit un prix ne remercie jamais le monteur. De même, si un acteur est mauvais, il ne dira jamais que le montage y est pour beaucoup, et pourtant cela peut être vrai. C’est pourquoi je pense que je vais prendre un peu de recul.
Qu’est-ce qui vous fait accepter un projet ?
L’histoire. Et la rencontre avec le réalisateur. Il faut que je sente si c’est quelqu’un avec qui je peux bien m’entendre, qui a un univers, de l’humanité et de la douceur. Je n’aime pas les gens qui manipulent. Cela fait peut-être passer à côté de belles choses, mais je fais ce métier pour être heureuse et donner du bonheur, pas pour souffrir. J’ai eu des tournages très très durs, et je préfère que cela se passe dans la douceur.
Vous avez tourné six films l’an dernier, quatre vont sortir cette fin d’année, deux en 2016. Vous n’arrêtez pas de tourner ?
On peut se dire qu’il y aura peut-être un film de trop, mais je ne voulais pas enchaîner comme ça. En fait, ce sont des films qui ont mis beaucoup de temps à se faire. Paris-Willoughby a mis quatre ans. Comme je m’étais engagée, je suis restée. Le film des Larrieu m’est tombé dessus trois mois avant et je ne pouvais pas dire non parce que j’adore leur cinéma, leur audace et leur singularité. Et le film tourné au Japon a mis également trois ans à se faire. En fait, ce sont des projets placés en accordéon. Là, je reste jusqu’en février sans tourner.
Cette pause vous réjouit-elle ou vous angoisse-t-elle ?
Non, je suis très contente parce que je vais faire une petite mise en scène au théâtre de l’Atelier. A 19 heures, que 40 dates, au mois de décembre. Autant dire une planque ! (Rires.) C’est presque du théâtre ! Pour une première mise en scène, cela me rassure. Et je joue dedans, une mère indigne, dans les années 1970. La pièce s’appelle De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la mise en scène ?
Cela fait très longtemps que j’ai envie parce que j’aime la direction d’acteurs. Je ne sais pas si un jour je me lancerai au cinéma, parce que j’ai l’impression que je ne saurai pas faire tout ce qui est technique. Il y a une écriture, une vision cinématographiques. Et moi, quand je vois un film, je ne vois pas les plans, je vois les acteurs. Remarque, j’ai été très surprise parce que j’ai toute ma scénographie dans la tête. Je sais même absolument ce que je veux comme décor. Je suis très pressée et très excitée par ce projet.
C’est bien de vous revoir au théâtre, cela faisait longtemps.
Cela me manque beaucoup. Cette souffrance dont je vous parlais quant au rendu, on ne la connaît pas au théâtre. Le rendu est dans la tête des gens, chacun a ses propres images et chacun emporte ce qu’il veut. Je trouve ça chouette et rassurant. Glenn Gould, c’était le contraire, il ne supportait pas de ne pas pouvoir corriger, et c’est pourquoi il a arrêté de faire des concerts. Quand il enregistrait, il changeait deux notes. C’était un fou furieux ! Moi, je trouve que le direct est plus rassurant et donne plus de liberté. Le perfectionnisme, c’est de l’angoisse.
Et puis, le théâtre permet de recommencer tous les soirs.
Absolument. C’est une chose dont j’avais parlé avec Jacques Weber, quand nous jouions L’Ecole des femmes. Je trouvais à la fois fou et énervant de réussir un soir la première scène, rater la deuxième, etc., et le lendemain c’était l’inverse. Je lui avais alors demandé si un soir tout serait parfait. Et il m’avait répondu : « C’est pour ça qu’on y retourne. »