Rencontrer Yolande Moreau… Au départ, on se dit que l’on va rencontrer Irène, Séraphine ou Mme Cousin. On est intimidé. Mais à peine les premiers mots échangés, la franchise et l’acuité de son regard azur, la chaleur de son accent belge font oublier tous les rôles qu’elle a pu interpréter. Nous discutons, et c’est bien mieux, avec Yolande Moreau. Sa nouvelle réalisation, La Fiancée du poète, est à son image : délicate, poétique et subtile.
Quelle est votre motivation première pour réaliser un film ? L’histoire ? L’envie de travailler avec certains acteurs ?
C’est l’histoire. Je dois être convaincue que dans un sujet, il y a quelque chose pour moi à raconter. Etant par ailleurs comédienne, je ne tiens pas à tout prix à réaliser. Certains réalisateurs ont cent idées à la minute et savent déjà les prochains films qu’ils vont faire, moi pas du tout. C’est en feuilletant une revue sur l’art qui parlait des faussaires que je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui me plaisait. L’article donnait à voir la photo du faussaire, Charles Greene, un fils qui avait l’air très pataud entouré de ses parents, ainsi que tout ce qu’il a réalisé. Et cet homme à l’air si pataud a créé de ses mains des choses absolument merveilleuses. Je me suis demandé quel était le départ de ça, quelle était son envie. Il y a peut-être ce truc de ne pas croire en soi. Moi-même, j’ai toujours eu ce syndrome d’usurpation. J’étais sur scène et je me disais que ce n’était pas pour moi, que j’étais trop timide, que je n’étais pas faite pour ça… Finalement, j’étais moi aussi une faussaire, j’étais pas de ce milieu, j’avais pas le physique… Mais ça, c’est une réflexion que j’ai eue a posteriori.
Je trouvais passionnant de parler de ça aujourd’hui : la nécessité de se réinventer, de tricher avec la réalité parce que celle-ci est trop terrible.
Votre temps d’écriture est-il long ?
Oui, trois, quatre ans. En réalité, pour celui-ci, j’ai commencé en 2013 à lire sur ce sujet, et puis je me suis dit que je n’allais pas faire un documentaire sur les faussaires ; ce qui m’intéressait, c’était l’usurpation, le rêve. C’est la phrase de Paul Valéry qui a provoqué un déclic : « Sans les faussaires, la vie serait vraiment triste. » Je me suis dit que c’était cette partie-là que je voulais exploiter.
À l’écriture, ce sont les dialogues ou les images qui arrivent en premier ?
Il y a des images qui viennent très vite, des lieux où je veux tourner, le cadre que je souhaite. J’ai vécu les communautés hippies juste de l’autre côté de la frontière ‒ c’est là que j’ai connu mon mari ‒, et à dix-huit ans, je me disais qu’on allait vers un avenir meilleur… Je ne me le dis plus du tout maintenant. Mes petits-enfants ne peuvent pas rêver, se projeter, ils marchent dans les clous de ce qu’on leur a appris.
Vous avez une idée précise de vos acteurs dès le départ, ou les visages se dessinent au fil de l’écriture ?
J’ai des envies. Je reprends des carnets dans lesquels j’ai inscrit des noms de gens que j’aime beaucoup. Grégory Gadebois en faisait partie. Humainement, je l’adore, et j’adore l’acteur. Il m’a dit oui tout de suite, je ne suis d’ailleurs pas sûre qu’il ait lu le scénario vu la rapidité de sa réponse… Il s’est peut-être dit que ce serait bien qu’on travaille ensemble. Pareil pour Sergi Lopez. Après, il y a des castings. Thomas Guy, je ne le connaissais pas. J’ai vu plusieurs acteurs, qui étaient très bien, mais j’ai tout de suite aimé sa timidité douce, avec beaucoup d’empathie. Je me suis dit que ça allait être le préféré de Mireille [personnage incarné par Yolande Moreau, ndr]. Cela s’est dessiné comme ça. Esteban, c’est autre chose. Je cherchais un chanteur parce que je voulais qu’il interprète la chanson de Johnny Cash, I’m so lonesome I could cry, et que chaque personnage de ce petit groupe la chante pour lui-même. Quand Esteban est arrivé avec sa guitare, il a fait un premier accord… qui partait faux ! Il m’a fait mourir de rire !
Et puis, il y a bien sûr vos fidèles…
La cerise sur le gâteau, c’est mes copains. François Morel, c’est une prise et ça marche tout de suite. Et Philippe Duquesne était très content parce qu’il n’avait pas de texte à apprendre (rires) !
Anne Benoît est parfaite dans le rôle de votre sœur.
C’est un rôle assez dur au départ, même si j’ai gommé des scènes du scénario initial… J’adore le moment où elles se retrouvent.
La véritable surprise du casting, c’est quand même William Sheller, dans le rôle d’un prêtre tout à la fois excentrique et plein de bon sens.
C’était un pari très risqué, je me suis dit ça passe ou ça casse. Et il est très bien. Ses paroles sont primordiales, et elles reviennent tout le long. « On ne possède que ce que l’on donne. » C’est le personnage le plus clairvoyant par rapport à ce qu’il se passe dans le monde. Et j’aime aussi sa dualité.
J’ai beaucoup aimé votre écriture par touches. On ne sait pas grand-chose de Mireille, et ce n’est pas très important, cela laisse au spectateur la liberté d’imaginer son histoire. Et c’est un film à tiroirs, qui caresse avec délicatesse et poésie (à l’image de l’esthétisme naturaliste de la lumière) plusieurs thèmes, le rêve, le mensonge, la faiblesse de l’être humain et sa beauté.
Il y a plusieurs strates, en effet. Au début, j’avais du mal à en parler parce qu’on me demande si c’est un film sur la fraternité, sur les faussaires… C’est un ensemble de choses, où l’une amène l’autre. Il y a le fait de rêver sa vie. L’objet pour moi était de remettre l’humain au centre. Au départ, je voulais appeler mon film « Même au milieu des ruines ». C’est tiré d’une phrase de Mireille qui dit que « l’art, c’est ce qui oppose l’humain à l’inhumain et le réel délétère à l’élégance et la beauté, même au milieu des ruines, surtout au milieu des ruines ». Les ruines reviennent souvent, elle dit « ma vie est un champ de ruines ». Mais j’aime mon titre. La Fiancée du poète convient mieux parce que cela donne plus de légèreté, même si le contenu reste.
Parlez-nous de la musique tient une place importante.
La musique live, on l’a faite avec des copains, La Rue Ketanou. Ils sont venus chez moi, j’habite à la campagne, on a travaillé dans la grange, bien en amont. J’ai également fait appel à Christian Olivier des Têtes raides, avec qui je travaille un spectacle sur Prévert. J’aime travailler avec des gens que j’aime, d’une manière un peu artisanale. C’est pareil pour les peintures, ce sont des copains qui les ont faites.
Votre film célèbre, entre autres, le groupe dans ce qu’il peut générer de force et de beauté. Et il se dégage de votre réalisation ce même esprit de troupe.
C’est important de réunir des gens qu’on aime. Pour moi, il n’y a pas de fausse note au niveau des acteurs. Et c’est pareil pour la cuisine interne. Chaque fois, on va vous dire « le tournage, c’était super ». Mais oui, c’est super, et là encore plus super ! Équipes technique et artistique, c’est un moment intense. Je pense que c’est un art collectif, où tout le monde entre en jeu. Bien sûr, je suis le capitaine du bateau, notamment pour le travail en amont, mais à chaque poste, on a besoin d’aide pour que ce soit bien. On passe deux mois au mixage à régler des bruits, l’intensité… Il y a l’image, formidable travail d’Irina Lubtchansky, les costumes et les idées géniales d’Anaïs Romand (la robe de mariée démente qu’elle a dessinée, j’ai l’air d’une poupée russe !). Le découpage, je l’ai fait une première fois, cela m’a pris deux mois ; je l’ai fait une deuxième fois avec mon mari qui est machiniste et qui a l’habitude des mouvements de caméra, et une troisième fois avec Irina, un mois supplémentaire. Et sur le plateau, il y a aussi ma fille, qui est scripte, qui a encore plein d’idées… Chacun apporte beaucoup de choses, et je les en remercie tous.