Pour son sixième long métrage, Fred Cavayé convie le spectateur à un dîner entre amis pour un jeu qui ne sera pas sans conséquence… Le réalisateur, accompagné de l’immense (je ne cherche même pas à masquer mon admiration pour l’actrice !) Suzanne Clément, m’a accordé un long entretien pour parler du travail particulier qu’a nécessité ce film et des thèmes grinçants qu’il aborde.
Votre film est l’adaptation d’un film italien sorti il y a deux ans, intitulé Parfaits inconnus. Pourquoi avoir changé le titre ?
Fred Cavayé. Parfaits inconnus est un beau titre, mais que l’on ne comprend que si l’on a vu le film, et en même temps, il oriente le regard du spectateur. Je voulais un titre simple, qui ne connote pas le film. Et puis, j’aime faire des films ludiques, qui donnent peut-être autre chose que ce que le spectateur était venu chercher.
Suzanne Clément. Cela souligne aussi notre rapport au téléphone et à notre façon de l’utiliser, particulièrement les sms. Le portable a apporté beaucoup de jeu dans notre vie.
Peut-on dire que c’est un thriller psychologique immobile ?
FC. C’est un peu ça, oui. Moi je dis que c’est une comédie à suspense. C’est la face invisible de l’iceberg. La face visible, c’est la bande annonce, et puis il y a des thèmes plus épais.
Vous faites oublier les limites du huis clos par une mise en scène et une caméra très dynamiques. Tout se fait à l’écriture ?
FC. J’écrivais comme ça les thrillers. Pour avoir un film rythmé il faut éliminer le superflu. Dans des films rapides, tel que A bout portant par exemple, on pourrait penser que c’est le montage qui donne cette impression, mais c’est beaucoup l’écriture en fait. Tout ce qui n’est pas nécessaire est enlevé, et c’est dans cet état d’esprit que j’ai écrit ce film. Après, il y a la mise en scène : tout doit être narratif et jamais gratuit. Si j’avais fait Le Jeu en premier film, je ne l’aurais pas réussi ; les cinq films que j’ai faits avant m’ont appris beaucoup de choses pour réaliser celui-ci. Mais c’est aussi le film le plus compliqué que j’ai eu à faire, en fin de compte, parce que cela demandait beaucoup de travail de rendre dynamique la situation de sept personnes autour d’une table. J’ai donc construit le décor en fonction de l’endroit où j’allais placer les caméras, j’ai positionné les comédiens en ayant une idée précise du montage et j’ai placé mes caméras en sachant comment j’allais monter ! Mais le huis clos et le tournage dans la chronologie permettaient d’être tout le temps narratif.
Un décor conçu avec des ouvertures qui évite l’écueil de l’enfermement et la fixité.
FC. En adaptant, je me suis en effet demandé comment rendre la situation non théâtrale. J’ai fait construire un appartement avec des baies vitrées sur une terrasse et beaucoup de portes pour que les comédiens ne soient jamais collés à un mur et qu’il y ait tout le temps une ligne de fuite.
Le dynamisme vient aussi de l’écriture qui joue avec les fausses pistes et les rebondissements.
FC. Les textos étaient déjà dans le film italien, mais entrecoupés de longues digressions. J’ai raccourci ces moments, et j’ai apporté des problématiques davantage centrées sur l’humain. Les comédiens apportent une sincérité qui donne l’impression d’être avec de vraies gens, contrairement au théâtre, ce qui rend plus vivant.
Les regards des comédiens jouent également un rôle important dans l’impression de réalité que vous évoquez.
FC. Je me suis rendu compte très vite que le regard des autres personnages vers celui qui est en train de parler est très narratif et que le contrechamp a une grande importance. J’avais donc six contrechamps, où je filmais un personnage même s’il ne parlait pas pendant cinq minutes, mais parce qu’il était en train de vivre ce qui se passait.
Comment avez-vous eu l’idée de ce casting ? On croit totalement à ces couples !
SC. Ah, tant mieux ! C’est chouette, ça !
FC. La bonne direction d’acteurs, c’est choisir les bons comédiens. Vu que c’est un film de comédiens, il me fallait que des super bons ! Des gens comme Suzanne qui maîtrisent parfaitement leur art. Quand mon directeur de casting m’a appris que Suzanne souhaitait travailler en France, j’ai sauté sur l’occasion, et j’ai eu du bol, elle m’a dit oui !
Il faut quand même avoir l’idée de marier Roschdy Zem à Suzanne Clément, Vincent Elbaz à Dora Tillier, Bérénice Béjo à Stéphane De Groodt. On a envie d’être invité à cette table !
FC. Oui… au début ! (rires)
Oui, avant de découvrir la cuisine de Stéphane De Groodt !
FC. Je crois que c’est un truc d’instinct. Vous savez, c’est comme quand vous organisez un dîner justement, vous savez quels sont les amis que vous allez pouvoir réunir ou pas. Je savais intuitivement que ça allait fonctionner entre ces sept acteurs et dans les couples. Après, on le vérifie dès que l’on commence à tourner.
Comment s’est passé le travail entre vous sept ? Vous avez travaillé avant le tournage pour créer cette entente entre vous ?
SC. Non, pas tant que ça. Cela s’est créé rapidement, parce qu’on est tous des gens d’équipe, en fait. Bérénice Béjo est rassembleuse, Roschdy est très très drôle ‒ on ne s’attend pas à ça au départ ‒, Vincent Elbaz est quelqu’un de très généreux dans le travail, comme Grégory Gadebois et Stéphane De Groodt. Quant à Doria Tillier, elle est extraordinaire, autant humainement que dans l’intelligence de son jeu, qui est étonnante vu sa jeunesse dans le métier. Quant à Fred, c’est un bon capitaine, c’est un directeur d’acteurs extraordinaire, et c’est vraiment plaisant de l’avoir découvert. Pour avoir vu ses précédents films, je savais qu’il avait une main très forte de mise en scène des films d’action, mais maintenant que je le connais, je trouve que c’est tellement lui cette profondeur humaine, cette générosité, cette compassion aussi pour l’humain.
FC. Pour rebondir sur ce que dit Suzanne qui me touche beaucoup, j’avais envie d’une comédie, c’est ce que je préfère au cinéma. J’avais envie de faire un film où je sois vraiment sur le travail avec les acteurs.
L’unité et l’esprit de cohésion qui se dégagent ont été facilités par le fait que le groupe était tous les jours réuni au complet pour travailler.
SC. Absolument. Tous les jours, nous étions là tous les sept. C’est exceptionnel, j’ai adoré ! Parce qu’on était en état de jeu tout le temps, on n’était pas à attendre sa scène seul dans sa loge, il fallait toujours donner un regard à quelqu’un, réagir à ce que dit ou fait l’autre… C’est génial !
Cela impliquait que les comédiens n’aient pas des egos surdimensionnés car le film choral, même si chacun a sa partition, en rebute plus d’un, et il existe de très mauvais camarades de contrechamp.
SC. Le film choral peut être déstabilisant pour un acteur, parce que si tu vois tes amis performer et que tu attends une scène pour toi-même performer un peu, c’est complexe. Il faut vraiment beaucoup de bienveillance et en même temps un sens du défi.
FC. J’ai choisi sept personnes généreuses et intelligentes, avec qui je savais qu’il n’y aurait pas de place pour l’ego. C’est le premier film que je fais où tous les acteurs arrivent à l’heure parce que si l’un arrive en retard, il retarde les six autres. Et puis, c’est difficile de faire montre d’ego devant des partenaires qui sont assis à un mètre de vous et qui vous regardent.
Vous connaissiez vos camarades de jeu ?
SC. J’avais déjà travaillé avec Grégory Gadebois [dans Espèces menacées] et j’étais très heureuse de le retrouver car je l’adore comme acteur et comme personne. C’est de toute façon impossible de ne pas adorer ce garçon ! Je ne connaissais pas les autres, à commencer par Roschdy, qui interprète mon mari.
Comment avez-vous appréhendé le rôle ?
SC. Chaque acteur avait une journée seul avec le réalisateur, à décortiquer le texte. J’avais jamais fait ça et je trouve que c’est vraiment une bonne idée de passer toute une journée, tranquille, à réfléchir sur son personnage.
FC. Pour moi, se mettre d’accord ensemble sur ce qu’est le personnage, c’est déjà de la direction d’acteurs. Il ne faut pas aller se poser des questions après sur le plateau. D’ailleurs, je peux réécrire suite à la discussion qu’on a eue, où tout d’un coup le personnage devient un peu du comédien qui l’incarne.
SC. C’était un travail passionnant parce que Fred était très ouvert aux propositions. Attention, le scénario était très écrit et on a tourné ce qui était écrit, mais avec des variantes, des ajouts.
FC. Le soir, je regardais l’intégralité de ce que j’avais tourné la journée et je réécrivais en fonction des petites choses que je pouvais refaire le lendemain. Comme on tournait dans la chronologie, je pouvais modifier des choses à la lumière de la ligne que l’on suivait.
SC. C’était très vivant comme travail. Et puis, on s’est vus une journée en couple. Donc moi avec Roschdy. Nous interprétons un couple qui ne sait plus comment se retrouver, qui est perdu dans une routine et c’est hyper touchant. C’est là que je l’ai découvert, il est drôle. C’est un partenaire super.
FC. Je trouve qu’il a fait sauter un verrou dans sa carrière de comédien depuis qu’il est passé à la réalisation, il a plus de facilité à accepter des rôles différents de lui. En l’occurrence, dans ce film, il incarne un hypocondriaque. Et il s’est éclaté à jouer ça. D’ailleurs, la plupart des vannes sont ses propositions.
SC. Le fait d’être ensemble tout le temps a créé des complicités qui ont rejailli sur le jeu. Avec Vincent Elbaz, par exemple, nos deux personnages n’avaient pas tant de parenté que ça sur le papier, mais Vincent a trouvé un surnom à mon personnage, ce qui a créé un passé commun entre les deux personnages et il s’est développé un truc. Cela ne m’est pas arrivé souvent sur un plateau, mais à un moment, on jouait et on s’est regardés, et c’était comme si cet échange de regards avait été soufflé par nos personnages. C’est magnifique quand ça arrive et que c’est pas prévu. Il y a eu aussi beaucoup de regards de connivence avec Doria.
FC. Il est certain que le fait d’être tout le temps ensemble a apporté du corps, ainsi que les deux caméras pour multiplier les plans d’écoute. Si l’on multiplie le nombre de prises par le nombre de contrechamps et le changement d’axes, chaque phrase a dû être jouée 50 à 60 fois. Donc forcément les acteurs réinventaient quelque chose à chaque fois. Je me suis souvent dit durant le tournage : « Profite de ce moment, parce que tu ne connaîtras peut-être plus de moment aussi jubilatoire et de bonheur de travail. »
Quelle a été votre réaction en découvrant le film ? Est-ce que vous vous attendiez à ce résultat ?
SC. Il y a des choses qui m’ont surprise, mais dans le bon sens. Je trouve qu’il y a un super équilibre et ce que j’adore ‒ et que j’avais déjà perçu à la lecture ‒, c’est que ce n’est pas un film sur une seule note, ce n’est pas que comique, c’est inclassable et c’est ce que je préfère au cinéma. C’est ce que j’ai vu, et je ne pouvais pas être plus heureuse de ça. Après, il y a des gens qui m’ont surprise dans leur jeu, des subtilités que je n’avais pas forcément vues sur le plateau. Notamment, l’interprétation de Roschdy. Et ça, c’est génial !
FC. Celui qui a été le plus surpris de se voir, c’est Stéphane De Groodt. Il faut dire qu’il était déstabilisé par ce rôle qui le faisait sortir de sa zone de confort, la drôlerie.
Je ne suis pas tout à fait d’accord, parce que je trouve qu’il y a chez lui une certaine mélancolie et un regard distancié sur la vie.
FC. C’est bien que vous disiez cela parce que c’est justement pour cette mélancolie que je l’ai pris ! Pour moi, il n’évoque que ça. Le problème, c’est qu’il est le seul à ne pas le savoir. Il a un charisme qu’il masque par de la drôlerie. Il a été surpris de se voir comme ça, de voir quelque chose qu’il n’avait jamais vu, et ça pour un metteur en scène, c’est formidable !
SC. C’était vraiment pas facile pour Stéphane, parce que tous les autres avaient leur scène où ils pouvaient faire leur numéro. Lui a attendu longtemps parce que « son moment » devant le groupe arrive tard dans le film.
On en vient aux thèmes plus épais que vous évoquiez en préambule. Vous abordez plusieurs sujets grinçants. L’usure du couple, tout d’abord, qu’elle soit vécue ou redoutée…
FC. C’est un thème que je trouve passionnant, avec son corollaire : les plaisirs virtuels que les couples rechercher sur internet alors qu’ils pourraient les avoir de manière réelle s’ils se parlaient, s’ils se regardaient. Je trouve ça sordide et terrifiant.
Autre thème, l’hypocrisie entre amis…
FC. Il y a ça dans tous les groupes, je trouve. Et puis cela interroge sur la notion d’amis d’enfance. C’est un groupe établi, mais en même temps on évolue et on change, et parfois on est amis par habitude et on ne veut pas remettre en cause ce qu’on a vécu ensemble, alors qu’on a plus grand-chose en commun.
Il y a aussi l’idée que l’on profite toujours des gentils, cela a été notre première discussion avec Grégory quand nous avons travaillé son rôle. Les gens se sentent autorisés à certaines choses avec les gentils, parce qu’ils pensent qu’ils ne craignent rien. Du coup, quand un gentil tape du poing sur la table, cela prend des proportions gigantesques.
Vous évoquez aussi l’homophobie bon teint, j’entends par là que c’est dans un milieu financièrement et intellectuellement favorisé et qui se dit ouvert que sont lâchées des petites phrases assassines qui se veulent drôles.
FC. C’est également un sujet qui m’intéresse beaucoup parce que l’on pense à tort (et les Parisiens en particulier) que l’homosexualité est parfaitement admise aujourd’hui dans notre société. Des mots ou des vannes sont utilisés dont on ne réalise pas à quel point ils sont violents. En 2018, dire qu’on est homosexuel reste difficile et, malheureusement, il y a encore beaucoup de jeunes qui sont virés de chez eux pour cette raison.
Un mot enfin des personnes âgées que l’on place en maison de retraite…
SC. Oui, mais c’est dur aussi d’avoir sa belle-mère chez soi ! (rires)
FC. C’est une forme de vaudeville, mais interprété de manière si réaliste et avec tant de sous-texte que ça va dans des endroits beaucoup plus épais. Le motif de la belle-mère est usé dans la comédie, c’était drôle de le tordre un peu pour aller sur autre chose.
Ce petit comité, dans ses différents caractères et particularités, donne une micro-image de l’humanité.
FC. Aux avant-premières, les gens viennent me voir pour me dire ce qui les a touchés ; chacun reconnaît un de ses travers. Dans cette palette de personnages, il y a forcément des choses qui nous concernent plus ou moins. De tous mes films, c’est sans doute celui qui est le plus proche des gens et c’est vers ça que j’ai envie d’aller dans mon travail de scénariste et de réalisateur, des choses plus sur le cœur.