Sophie Barthes est une jeune femme passionnée. De littérature, de peinture et de cinéma. C’est aussi une amoureuse du détail. Je ne vous surprendrai donc pas en vous disant que notre échange sur sa réalisation de Madame Bovary fut riche et… passionnant !
Avant de parler de Madame Bovary, qui est votre deuxième long-métrage en tant que réalisatrice, pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Vous avez toujours su que vous vouliez faire du cinéma ?
Non, pas du tout. J’étais plutôt littérature et théâtre, puis j’ai fait du journalisme pendant trois ans. On m’envoyait dans des pays intéressants, mais dans des zones de conflit de plus en plus dangereuses. J’ai donc décidé d’arrêter pour suivre des études de documentaire et journalisme. Je me suis inscrite à la fac de Columbia et, en suivant mes cours de non-fiction, je me suis intéressée à la fiction et j’ai pris de plus en plus de cours d’écriture et de réalisation. Ce qu’il y a de super dans le système universitaire américain, c’est sa flexibilité ; j’ai pu organiser mon choix de cours et cela m’a passionnée : j’ai eu un prof extraordinaire qui enseignait la Nouvelle Vague, ainsi qu’Andrew Sarris qui est un grand critique. J’ai toujours aimé le cinéma, mais je n’aurais jamais pensé franchir le pas. Et puis je me suis dit : « Pourquoi pas ? Je vais me lancer, essayer de faire documentaire et fiction, essayer d’écrire un long-métrage et voir si j’arrive à le réaliser après l’école. » Et là, j’ai eu de la chance parce que j’ai écrit mon premier long et j’ai été prise au Sundance Lab, l’atelier de Robert Redford qui prend six scénaristes par an. Une fois qu’on est dans ce club, c’est un peu gagné parce qu’on rencontre tout le monde. Mais la chance la plus incroyable, c’est lorsque j’ai reçu un prix pour mon scénario au festival de Nantucket… Paul Giammatti était assis à côté de moi ! Or, j’avais écrit le scénario pour lui ! Je le lui ai dit. Le projet l’a intéressé parce qu’il adore la littérature surréaliste, et il m’a proposé de le coproduire et d’endosser le rôle principal. Voilà mon premier film ! Je me suis dit qu’il y avait une petite étoile et qu’il fallait que je continue.
Et nous en arrivons à Madame Bovary. Un scénariste vous a contactée ?
En fait, je suis dans une agence à New York. Il y a des scénarios qui circulent, à la recherche de réalisateurs, et les agents orientent les projets en fonction des affinités. Comme je suis la Française de l’agence, je reçois tout ce qui a un lien avec la France ! Quand je l’ai reçu, j’ai dit : « Non, je ne touche pas à ça, il y a eu Minnelli, Renoir, Chabrol… Je ne fais pas Madame Bovary. » Mon agent a insisté en me disant que c’était une version différente et intéressante. C’était comme une boîte de Pandore, j’avais le scénario sous la main… J’ai pensé au regard d’une réalisatrice sur ce personnage féminin, au XIXe siècle que j’ai toujours adoré en littérature, et puis aussi au défi à relever du film d’époque avec un personnage aussi intéressant. En tant que réalisateur, on sait qu’on va passer trois ans sur un film, alors mieux vaut être en bonne compagnie. La perspective de passer trois ans avec Flaubert m’a vraiment plu. Mais il n’en reste pas moins qu’il faut être un peu barrée pour s’attaquer à un classique tel que celui-là ! (Rires.) Si j’avais été en France, je n’aurais jamais fait ce film ; mais en vivant aux Etats-Unis, le passé est un peu moins lourd sur ses épaules, on se sent libéré et on ose revisiter les œuvres qu’on aime avec plus de distance, sans se sentir écrasé par le texte. C’est pour cela que j’ai accepté le projet. Et sans doute aussi pour pouvoir revenir en France. J’étais un peu nostalgique, j’avais envie de tourner en France, retrouver des attaches, quelque chose de la beauté des paysages français.
Ce qui frappe tout d’abord, c’est la modernité de « votre » Emma Bovary. Nos (lointains) souvenirs scolaires nous en avaient laissé une image plus figée et ennuyeuse.
C’est un livre qui accompagne le lecteur. Et on le lit différemment en fonction de son âge. Adolescente, je m’identifiais à Emma, je la trouvais iconoclaste ; maintenant que je suis épouse et mère, je trouve qu’il faut avoir de la compassion pour elle, parce qu’elle est son propre ennemi. En même temps, elle a un côté monstrueux qu’on a tous ; c’est une sorte de miroir. Et ce qu’il y a d’incroyable, c’est que plus on lit le livre, plus on l’étudie, plus on lit la correspondance de Flaubert et moins on la comprend. Un peu comme La Joconde. C’est sans doute pour cette raison qu’elle ne laisse pas indifférent.
Parlons des choix et des modifications effectués pour resserrer la narration.
Il y a beaucoup de libertés qui m’ont plu. En premier lieu, le fait qu’elle soit aussi jeune, puisqu’on la suit un an après la sortie du couvent, ce qui ajoute au dramatique : elle a à peine le temps de vivre sa vie de femme mariée sans enfant. Cela a d’ailleurs été un grand débat. Je voulais remettre l’enfant dans la narration parce que j’avais eu un enfant moi-même et que j’avais envie de développer le thème de la maternité. Le scénariste était contre parce que sans le contexte sociologique explicatif du rapport parents/enfants à cette époque, cela rendait Emma immédiatement odieuse et antipathique. Et cela aurait nécessité un film de 3 h 30. Nous avons préféré développer davantage qu’il ne l’est dans le roman le personnage de M. Lheureux.
Pourquoi commencer par le suicide ? Qu’apporte une narration à rebours ?
Cela fait aussi partie des reproches que l’on peut me faire (sourires). L’idée est venue au montage. En fait, comme le film débute par son passage au couvent où elle est insouciante, où tout semble léger, quelqu’un qui n’a pas lu le livre peut se demander quel est le problème. Placer un nuage noir dès le début permet de comprendre que c’est un conte de fées qui va mal finir.
Vous êtes intervenue sur le scénario ?
Le scénario était plus américanisé, plus aseptisé. J’ai réécrit pendant un an pour amener plus de mélancolie, des atmosphères pour retranscrire l’ennui qui est dans l’œuvre de Flaubert. Même si le risque pour le coup est d’ennuyer le spectateur !
Les décors servent subtilement cette impression d’ennui et de solitude.
Ce travail m’intéressait esthétiquement parce que je suis obsédée par la peinture. En l’occurrence ici, je pensais aux œuvres de Hammershoi, un peintre danois qui dessine énormément de femmes seules dans un intérieur du XIXe, et qui évoque l’aliénation de la femme seule dans une pièce. Je voulais que ce soit visuellement dans le film. Le peintre espagnol Ramon Casas i Carbo m’a également beaucoup inspirée. Avec mon mari (Andrij Parekh, directeur de la photographie, ndlr), chaque fois que l’on travaille sur un film, on fait un book de peintures et de photos pour créer une famille artistique. Sur ce film, la décoration a été réalisée par Benoît Barouh qui avait fait Renoir, et les costumes Christian Gasc et Valérie Ranchoux qui sont les grands costumiers des films d’époque (Ridicule, Les Adieux à la reine…), l’idée étant de créer une atmosphère naturelle, fidèle à l’esprit de Flaubert.
Le travail sur les costumes est vraiment remarquable.
Cela a pris un an de travail, de conception, parce que tous les costumes ont une valeur symbolique très forte. Christian et Valérie ne sont pas dans la reproduction fidèle, ce sont de véritables créateurs de costumes, avec un vrai travail de stylisme. Ils ont créé un style Bovary. Il y a, par exemple, dans la scène de chasse un col Mao qui n’existait pas à l’époque ; ils l’ont créé pour signifier qu’elle part en guerre et qu’elle va se libérer, la ligne asymétrique sur son costume montrant la fragmentation intérieure. Chaque robe est travaillée pour manifester l’intériorité du personnage. Quand elle va à Rouen, elle porte une robe violette, couleur du poison, elle est déjà empoisonnée par la passion ; aux comices agricoles, c’est une robe rouge avec des fleurs grimpantes inspirée des Fleurs du mal de Baudelaire. De même, la robe boléro n’existe pas, je voulais une tonalité exotique dans l’esprit du XIXe, et la dentelle araignée est un clin d’œil à la métaphore de l’araignée qui court dans l’œuvre de Flaubert.
Valérie et Christian sont deux grands artistes avec qui je voulais vraiment travailler. La production voulait faire faire des costumes en synthétique, mais j’ai insisté : Madame Bovary va se ruiner en robes et en soie, il faut qu’on sente le luxe des étoffes. C’est de la soie naturelle, avec des pigments d’époque. Cette aventure esthétique m’intéressait vraiment.
L’image est également très belle, avec du grain.
C’est la sensibilité d’Andrij. On a tourné en 35 mm. Comme plus personne ne tourne en pellicule mais en digital, quand on voit du grain à l’écran, on a l’impression qu’il y a de la texture. On a refusé de tourner en numérique parce qu’on voulait justement, pour un film d’époque, sentir la matière, l’humidité, le poids de l’image.
Où avez-vous tourné ?
Dans le Perche. C’est une région magnifique, comme ici, verdoyante et vallonnée, et il y a une lumière extraordinaire. On a presque tout fait en lumière naturelle. On peut avoir toutes sortes de tonalités au cours de la journée. Le plus beau étant le changement de saison automne/hiver. On a d’ailleurs eu une surprise pour la scène de la mort d’Emma, les feuilles étaient en harmonie avec la couleur de sa robe… La métaphore devient évidente.
Pensez-vous que l’histoire d’Emma Bovary peut être appréciée aux Etats-Unis ou est-ce au contraire un roman typiquement français et exclusivement destiné à un public français ?
Les deux. Aux Etats-Unis, paradoxalement, il est toujours sur la liste des best-sellers du New York Times, c’est sans doute le livre français le plus lu, et il est enseigné à l’école. Mais je crois qu’il est lu pour de mauvaises raisons. Les Américains le lisent en se disant qu’elle est punie parce qu’elle a commis de mauvaises actions. L’adultère pour eux est impardonnable. Ils sont très puritains et ne comprennent pas qu’en réalité, Flaubert ne juge pas Emma.
Mis à part Paul Giammatti dont on a bien compris combien vous l’admirez, vous aviez dès le départ ce casting en tête ?
Je ne pensais pas que Mia Wasikowska ferait le film parce qu’elle avait interprété Jane Eyre et que les acteurs n’aiment pas être catégorisés ; je ne l’avais donc pas mise sur ma liste. Je pensais à Rooney Mara. Mais par chance, Mia a lu le scénario et elle a adoré le rôle. C’est une actrice extraordinaire et je pense qu’elle va avoir une carrière très intéressante parce qu’elle fait des choix très éclectiques et on ne la reconnaît pas d’un rôle à l’autre. Elle se transforme, elle est habitée, c’est une grande actrice et elle a une maturité qui m’a soufflée sur le tournage.
J’ai découvert Henri Lloyd-Hughes, qui interprète Charles, au casting. La production ne voulait pas que je le prenne parce qu’il n’est pas connu, mais justement, par rapport au personnage effacé et insignifiant de Charles, il ne fallait pas quelqu’un de trop grande notoriété. Et puis je voulais un homme attirant, d’une part parce qu’Emma l’a choisi, et puis parce qu’il ne fallait pas que ses incartades puissent être motivées par la laideur de son mari. Lui aussi est un acteur caméléon. Il faut quand même savoir qu’il fait surtout de la comédie, et qu’il est très drôle !
Quant à Olivier Gourmet, il est pour moi le Giammatti belge (rires). En tant que réalisateur, on essaie de se faire plaisir, et j’ai toujours eu envie de travailler avec cet acteur. J’aime son visage, son expressivité, son humanité. Il est de ces acteurs dont la caméra lit l’âme à travers leur regard.
Est-ce votre choix ou cela vous était-il imposé de prendre des acteurs américains et/ou anglo-saxons ?
Le scénario étant en anglais, il fallait que je tourne en anglais. Et puis, je ne sais pas si je l’aurais fait en français… Que faire après Isabelle Huppert qui était parfaite en Bovary ? Il y a plein d’autres actrices, bien sûr, mais après elle c’est dur. Je crois que la langue était aussi une barrière de protection contre ma peur.
Vous aimeriez faire un film en France ?
Bien sûr ! Mais c’est bizarre, maintenant que j’ai fait mes études aux Etats-Unis et que j’y ai mon agence, je suis totalement dans le système américain, pas du tout dans le système français. Et puis, j’ai l’habitude de travailler en anglais. Je pense que les habitudes de travail sont très différentes, les acteurs anglo-saxons ont un jeu très spontané, ils intellectualisent beaucoup moins que les acteurs français. Je ne sais pas si je saurais aborder le travail « à la française ». Mais cela m’intéresserait d’essayer. Et je me dis que les bonnes critiques du film dans la presse française vont peut-être me permettre d’entrer en France. Mais pour le moment, tous les projets que j’ai sont en langue anglaise, je n’ai pas de projets en français. Et puis, je ne me sens pas légitime pour écrire sur la France, n’y ayant pas grandi. Je n’ai pas le vécu pour écrire un film français sur la société française.
Vous travaillez à de nouveaux projets ?
Justement, mon prochain film se passe en partie en France. C’est également un film d’époque, tiré d’Edith Wharton, sur la Belle Epoque. Le portait d’une femme arriviste à la naissance de Wall Street. Nous en sommes au casting. C’est un scénario qui m’a été proposé par une scénariste qui a adoré Madame Bovary. Par ailleurs, je suis en train d’écrire un film sur Edward Hopper. J’avais fait un projet pour le Grand Palais qui demandait à une dizaine de réalisateurs un court-métrage de fiction inspiré d’un tableau de Hopper, et cela m’a donné envie de faire un film sur ce peintre.