Le regard est bienveillant, le discours passionné. Converser avec Thomas Lilti prolonge en écho ce qui nous a plu dans son film Médecin de campagne : la pudeur, l’humanité et l’humour.
Votre film dresse le portrait sensible et pudique d’un médecin de campagne, que vous présentez comme un humaniste proche de ses patients, et pour qui la médecine constitue un véritable sacerdoce.
En tant que médecin, j’ai effectué pas mal de remplacements à la campagne. J’ai découvert des profils de médecins exceptionnels dans leur capacité à vivre leur métier comme un sacerdoce en effet, une passion, à faire beaucoup de sacrifices y compris dans leur vie personnelle. Et j’ai surtout découvert une médecine de proximité, très empathique, de confiance mutuelle, qui m’a fait comprendre que le soin est un échange : le médecin donne, mais reçoit aussi énormément. Les médecins qui ont compris qu’ils reçoivent autant qu’ils donnent sont de bons médecins. C’est cet échange que je souhaitais placer au cœur du film, et raconter la campagne à travers ces médecins. J’y ai évidemment ajouté la dimension sociale, un peu militante et politique de la désertification médicale. Souligner le soin comme un échange permet aussi de parler de la difficulté que le médecin a à accepter que quelqu’un d’autre s’occupe de ses patients.
Le médecin de campagne est plus qu’un médecin, c’est un psychologue, un assistant social…
On a perdu l’idée de ce qu’est un médecin. Un médecin ne se cantonne pas à la rédaction d’ordonnances ; il soigne le corps et l’âme, il doit être à l’écoute. C’est un ami, un confident, un assistant social. Et c’est effectivement à la campagne ou dans des zones péri-urbaines que cette dimension-là continue à s’exprimer, ou en ville avec ce que l’on appelle le « médecin de famille ». C’est ce médecin qui est plus qu’un médecin comme vous dites. C’est le cœur du métier.
Ce lien s’incarne aussi et particulièrement dans la relation au corps du patient.
Le médecin est quelqu’un qui touche. Ce sont des gestes diagnostiques et de réconfort, de protection, d’amitié ; il n’y a pas de geste inutile. Le geste médical est à la fois technique et comme une caresse en quelque sorte. Quand on y réfléchit, ce n’est pas simple de toucher les gens ; cela s’apprend, mais il faut du temps, cela fait partie de l’empathie. Je pense que l’empathie n’est pas un don, elle s’apprend et il faudrait qu’elle soit enseignée durant les études de médecine. Le médecin est très malheureux s’il n’est pas capable d’être en empathie avec ses patients.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs l’apprentissage de ces gestes ?
Très différemment avec les deux acteurs principaux. François Cluzet n’a pas souhaité rencontrer de médecin, il s’est immergé dans son personnage avec l’idée que lui se faisait de la médecine, ses souvenirs de patient… Comme il le dit lui-même, il a « joué au médecin ». Je raconte souvent cette anecdote : nous sommes en train de tourner une scène où il ausculte avec le stéthoscope. Ses gestes sont formidables, je vois dans ses yeux qu’il écoute le cœur, les poumons, je vois vraiment le médecin… Et soudain, je dis : « Coupez ! » Le stéthoscope n’était pas positionné dans ses oreilles, mais sur ses mâchoires ! Il jouait et était dans son personnage, alors qu’il n’entendait rien en réalité… Personne ne s’en était aperçu sur le plateau. Il jouait à écouter, mais n’écoutait pas pour de vrai… C’est un immense acteur. Il m’a également beaucoup observé et je lui ai appris certains gestes.
Marianne Denicourt, elle, a souhaité passer du temps avec des médecins. Elle a passé un brevet de secourisme, s’est rendue dans des hôpitaux… Elle avait cette curiosité-là.
J’ai eu la chance d’avoir deux mois avec François et Marianne avant le tournage, qui nous ont permis de travailler sur le scénario. On a fait énormément de lectures avec les personnages secondaires, de sorte qu’on est arrivés sur le tournage ultra-préparés. On savait exactement ce qu’on voulait raconter.
Est-il vrai que François Cluzet a suggéré de lire le texte sans aucune ponctuation ?
C’était une boutade au départ, en référence à Peter Brook. Mais j’ai accepté l’expérience et je suis revenu avec un texte sans ponctuation ni didascalie. Cela requestionnait les dialogues, et cela a apporté beaucoup de liberté, même aux petits rôles, car cela amenait l’acteur à réfléchir sur ses répliques. Parfois, elles étaient dites de façon différente de ce que j’avais imaginé au départ. Le texte a été d’une certaine manière réinventé, et cela m’a beaucoup plu.
L’impression d’harmonie et de confiance entre patient et praticien est amplifiée par la beauté qui se dégage de vos rôles secondaires, filmés par une caméra aimante.
Peut-être parce que je filme comme un médecin, avec cette empathie. J’avais envie de rendre hommage aux médecins, mais également d’avoir un regard sincère et bienveillant sur les patients et de montrer les liens dans cette communauté qui essaie de se rendre la vie moins difficile. On sait que dans les campagnes, il y a parfois un sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics. J’avais envie de montrer que ces gens essaient de trouver un équilibre social et que le médecin comme le maire ont un rôle important à jouer dans cette démarche.
Vous offrez une palette large de pathologies physiologiques ou psychologiques, et d’individus de classes sociales et d’âges différents.
J’ai essayé de retranscrire une image réaliste de la campagne d’aujourd’hui, sans pour autant être dans un catalogue de consultations. Ces patients nourrissent aussi la dimension romanesque du film, en amenant les personnages principaux à se découvrir et à se transformer.
Pouvez-vous nous dire un mot de leur casting ?
Ce sont tous des acteurs (certains avaient joué dans Hippocrate), mais peu connus. Les seuls non-professionnels sont les gens du voyage (à l’exception de la grand-mère). Le casting a été très long, mais très riche, et il a nourri mon film. Il a aussi été source de doutes parce que parier sur des gens inexpérimentés est compliqué. Je pense en particulier à Margaux Fabre, qui à force de travail, de répétitions et avec l’aide de Marianne Denicourt a gagné en confiance, et est devenue Ninon. Je pense aussi à Yohann Goetzmann qui joue Alexis, un autiste. Yohann est acteur et il est lui-même autiste, mais il ne ressemble en rien au personnage qu’il incarne ; c’est un véritable rôle de composition. C’était très important pour moi de réussir cela.
Le message politique, bien que circonscrit à une scène ‒ savoureuse ‒ de réunion de conseil municipal, est sans équivoque.
La désertification médicale est une conséquence de la désertification globale des campagnes, et il me semble utopique de penser s’attaquer à l’une sans régler l’autre. Néanmoins, il y a certainement un problème dans la formation des jeunes médecins qui est trop hospitalo-centrée. Je pense par ailleurs que les maisons de santé peuvent être des projets très efficaces s’ils sont portés par des soignants ; portés par des élus, sans médecin, c’est une coquille vide.
L’autre question que vous soulevez est le droit à mourir chez soi.
Aujourd’hui, 80 % des gens meurent à l’hôpital. Mais si l’on interroge les gens, 80 % souhaitent mourir chez eux… L’hôpital comme dernière demeure alors que l’hôpital est totalement inhospitalier pour finir ses jours, c’est un paradoxe qui m’interroge. Pourquoi ne respecte-t-on plus le souhait de mourir chez elles de personnes de grand âge, pour qui l’on sait que l’hôpital n’est pas la solution ? Bien sûr, le soin à domicile est difficile à mettre en place pour des questions pratiques et techniques, mais aussi parce que la typologie de la famille a changé. C’est un vrai cas de conscience. Je comprends que Nathalie Delezia (incarnée par Marianne Denicourt) hospitalise Monsieur Sorlin ; elle ne le connaît pas, elle n’a pas d’affect et elle voit bien qu’elle est impuissante à le soulager. Cela raconte aussi comment la décision médicale est compliquée et surtout que la prise de décision solitaire est douloureuse en médecine.
Un mot, pour terminer, sur la figure du médecin malade.
C’est d’abord un choix romanesque de ma part pour lancer l’histoire et amener cette femme qui est censée le remplacer. C’est une grande souffrance pour un médecin de passer de l’autre côté de la frontière, c’est comme s’il perdait son « pouvoir ». En réalité, il ne s’agit pas de pouvoir mais de savoir, mais que les patients peuvent parfois interpréter comme un pouvoir. Un patient ne peut pas envisager qu’un médecin soit malade, et il est donc inenvisageable pour un médecin de dire à ses patients qu’il est malade. S’il le dit, il ne se sent plus légitime pour pratiquer la médecine et il doit arrêter. Et pour un type comme Werner (personnage incarné par François Cluzet), c’est impensable.
Vous pratiquez toujours la médecine ?
J’ai arrêté il y a trois ans, pour Hippocrate. Mais cela me manque.