Pour sa première réalisation de fiction, Sacha Wolff transporte le spectateur de Calédonie au Lot-et-Garonne pour suivre le parcours initiatique d’un jeune Wallisien parachuté dans l’équipe de rugby de Fumel. L’exotisme océanien, nouveau au cinéma, pour parler avec subtilité de l’exil, des racines et du douloureux apprentissage de la liberté.
A travers l’histoire de Soane, jeune Wallisien sélectionné pour jouer dans une équipe de rugby en métropole, vous mettez en scène l’histoire d’une initiation et le douloureux passage à l’âge adulte. L’émancipation doit-elle nécessairement passer par la violence ?
Je pense que oui. Le passage à l’adulte marque la perte de l’enfance, et il y a dans cette perte une douleur qui laisse des traces. C’est cristallisé par la confrontation au père qui crée le mouvement du film. La découverte de la métropole pour le personnage et sa place à cet endroit sont psychologiquement violentes. J’ai eu besoin de faire exister cette violence physiquement aussi. Et une des raisons pour lesquelles j’ai passé beaucoup de temps sur l’écriture du film est que j’avais besoin d’aller puiser au fond de moi cette noirceur et cette violence-là pour l’extérioriser. Je n’avais pas imaginé au départ que certaines scènes soient aussi violentes, mais il se trouve que lorsqu’on travaille avec ces gars-là, on parle de la violence qu’ils ont vécue à leur arrivée en métropole. Cela réveillait des choses en eux qui ont d’un seul coup existé de façon très puissante à l’écran. En revanche, j’ai refusé les effets spéciaux, et je n’ai utilisé que les corps et les visages des comédiens. J’ai travaillé comme dans le théâtre japonais où les visages sont des masques, comme dans le haka où le visage devient un masque. Cela m’intéressait de ne faire exister la violence que par les visages des comédiens.
Votre film pose également la question de la liberté. Quelle liberté y a-t-il dans le dopage, dans la soumission à l’argent, dans l’isolement que génère l’exil ?
La liberté se trouve dans la fin du film. A partir du moment où il fait le haka dans le vestiaire, il fait le choix de l’insoumission et prend son destin en main. Il est dans un processus de libération. A la fin du film, il s’est libéré de quelque chose et renoue avec ce qu’il est, et plus personne ne décide pour lui. Mais la liberté est une notion complexe !
On peut se demander si Soane a vraiment envie de partir pour la métropole ou s’il est poussé par Abraham, le recruteur. Le début du film présente un jeune homme assez passif.
Il l’est en effet les trois premières séquences du film, mais il devient acteur de sa vie à partir du moment où il s’oppose à son père. C’est d’ailleurs une des premières phrases qu’il prononce. Il prend le pouvoir sur le scénario à partir de cet instant. Il m’intéressait de travailler un personnage qui ne soit pas toujours moteur de la dramaturgie, parce que je trouve que c’est un point de vue occidental, véritablement sacralisé par le cinéma américain où le personnage principal doit être acteur de ce qu’il lui arrive, il doit avoir un objectif premier, second, etc. J’aime la situation de Soane qui découvre un univers où il doit apprendre les codes et les règles. Dans les faits, les rugbymen et les Wallisiens qui arrivent en métropole sont très certainement dépassés par ce qui se passe autour d’eux et ne sont pas moteurs. Cela fait partie de leur histoire et de leur rapport au monde : ils ont accepté les missionnaires, la colonisation qui leur a été imposée.
Il y a en effet une dimension exotique dans la découverte pour le spectateur occidental de la culture et de la langue wallisienne… alors même qu’ils sont français !
Cela fait également partie du projet du film : m’interroger sur cette identité-là, qui est une des causes de la violence qu’ils ont en eux. Ils grandissent avec l’histoire de Louis XIV, Marie-Antoinette et Napoléon, ils apprennent la géographie de la France, et quand ils arrivent ici, personne ne sait qui ils sont. Ils ont une idée de la métropole qui ne correspond pas du tout à la réalité à laquelle ils sont confrontés à leur arrivée. Paki, qui joue Abraham, me disait qu’il n’était pas vraiment français en France parce que personne ne sait d’où il vient, et qu’il n’est plus vraiment calédonien quand il rentre chez lui parce tout le monde le prend pour un Français. Il a l’impression que son identité est restée bloquée dans l’avion. C’est cette situation que je voulais évoquer parce que c’est aussi une façon de nous interroger sur notre histoire, sur ce que nous sommes, sur l’émigration, sur ce qu’est un pays ou l’identité quand personne ne nous reconnaît. La Calédonie est d’une richesse incroyable en termes de décors et d’histoire, mais c’est un désert cinématographique. Le Clézio disait d’ailleurs que l’Océanie est le continent invisible. Quand on prend une mappemonde, on ne voit pas l’Océanie, il faut zoomer pour discerner certains repères. Il y avait donc quelque chose d’original à tourner là-bas. Je suis par ailleurs fasciné par la puissance physique et culturelle des Maoris. Si le cinéma s’était intéressé à cette partie du monde, il y aurait peut-être des films de genre océaniens, comme existent le western ou le film noir.
Cette apparente passivité, l’impression que ce jeune homme est spectateur de ce qui lui arrive est confortée par votre façon de filmer.
Mes références sont le cinéma asiatique et le cinéma japonais en particulier, les films de samouraïs où la posture et l’immobilité sont primordiales. Cela transparaît dans mes cadrages, j’ai refusé la caméra à l’épaule pour être dans la posture, la cérémonie, la liturgie. Le passage à l’âge adulte est pour chaque être humain une sorte de cérémonie ; c’est ce sacré qui m’intéresse. Soane a un visage très expressif et une grande douceur, et j’avais envie d’explorer ses fêlures bien plus que l’aspect « hypertestostéroné » d’un physique de rugbyman. Les rugbymen sont des mecs hypersensibles. Je souhaitais vraiment sortir des codes occidentaux. Vous imaginez que ce n’est que le troisième long-métrage tourné en Calédonie, et le premier tourné en langue wallisienne !
L’autre élément porteur de sens dans le parcours de Soane, et appartenant à la culture océanienne, est le haka, dont on découvre (moi, en tout cas) la traduction.
Les hakas ont été écrits pour le film. On a utilisé des éléments traditionnels, mais en les adaptant pour qu’ils aient du sens au moment de l’histoire. Dans la société wallisienne, il y a des hakas, mais il y a aussi d’autres formes de danse, des soamako qui sont également des danses guerrières, mais joyeuses avec de la musique. C’est une danse qui a un sens, elle est liée à des moments particuliers dans la vie des Wallisiens, ce n’est pas un folklore.
Vous allez peut-être initier cet élan, en tout cas vous attisez une curiosité. De la même manière, on découvre l’importance de la religion catholique, très présente dans le film.
Les Wallisiens sont catholiques à plus de 90 % et la religion est omniprésente. A Wallis, la religion est partagée entre l’Etat français, l’Eglise et le roi. La religion catholique, apportée par les missionnaires, vient se mélanger à leurs croyances ancestrales. Je tenais à ce que la religion soit présente parce qu’elle fait partie de leur vie et qu’elle raconte leur histoire. Ils ont été colonisés il y a 150 ans à peine… Pour la petite histoire, il y a bel et bien un tatoueur wallisien à Lourdes, je ne l’ai pas inventé ! Et chaque Wallisien a chez lui une fiole à l’effigie de la Vierge avec de l’eau bénite. La religion, les coutumes et le rugby sont trois univers ritualisés, ce qui s’inscrivait parfaitement dans mon désir liturgique et cérémoniel.
Si Soane est le personnage principal, la figure du père est essentielle. Pouvez-vous nous parler du comédien [non professionnel, comme tous les acteurs du film, à l’exception d’Iliana Zabeth] qui a une présence extraordinaire à l’écran, et un regard d’une rare force ?
C’est effectivement le personnage central sur lequel repose la dramaturgie. Soane a besoin que son père lui dise qu’il l’aime et il en est incapable. La fêlure du père repose sur le fait qu’il vit dans un monde qui s’écroule, que la culture wallisienne est en train de disparaître. Dans la vie, ce comédien est vigile dans un centre commercial. Quand je l’ai croisé, j’ai été frappé par son regard et je voulais vraiment que ce soit lui. Au moment du casting, il m’a parlé de son personnage de manière extraordinaire : selon lui, le personnage du père est bâti sur un carré, et quand quelque chose sort du carré, tout explose. Avoir cette capacité d’analyse, cette sensibilité et cette intelligence de jeu est rare. Il a dû aller puiser très loin en lui pour trouver cette noirceur et cela a été un bonheur de travailler avec lui. Par ailleurs, je voulais que l’on puisse être en empathie avec lui. Le personnage du père me touche beaucoup et il fallait que l’on ressente sa fragilité. Il aime son fils, mais il est dépassé par sa folie, son alcoolisme et son code d’honneur, et il s’enferme dans sa souffrance.
J’ai cherché à décaler chacun des personnages, je voulais casser la vision manichéenne que l’on peut en avoir. La réalité est beaucoup plus complexe, la psychologie humaine également. C’est le cas pour Abraham, dont on peut penser que c’est une ordure, mais c’est lui qui donne la clé à Soane de ce qu’il vient de vivre.
C’est votre premier long-métrage de fiction, alors que vous venez du documentaire. Quels étaient les enjeux ?
C’est difficile de vous répondre. Les enjeux sont nombreux parce qu’on n’a pas envie de se rater sur son premier long. J’avais envie d’aller vers un cinéma de récit, de fiction et d’ancrer mon film dans un certain lyrisme. Je voulais aller jusqu’au bout, et ce n’est pas évident. J’ai la chance d’être entouré d’une équipe avec qui je travaille depuis dix-huit ans pour qui c’était aussi un premier film. Il y avait donc une énergie énorme pour servir le film et ce qu’on a vécu avec les Wallisiens a été très très fort. Quand j’avais une baisse de tonus et que je voyais ce que les comédiens me renvoyaient, je me disais que je devais être à la hauteur. Ils sont tellement beaux, tellement profonds… Faire un film, c’est une aventure humaine, et c’est ce qui me plaît. Voir le film à Cannes, en wallisien, voir que l’on parle de leur culture a été la plus belle des récompenses pour eux. Au départ, j’étais seul avec mon projet, et aujourd’hui, je leur rends la confiance qu’ils m’ont donnée.
Vous étiez scénariste et réalisateur sur ce film. Souhaitez-vous poursuivre votre travail en assumant ces deux fonctions ?
Cela dépendra des projets et des rencontres. Pour celui-ci, j’avais besoin d’écrire seul parce que j’avais l’impression que si je n’arrivais pas à l’écrire je n’arriverais pas à le mettre en scène. Mais je suis encore trop inexpérimenté pour me fixer des règles ! (Rires.)