Pour son nouveau long métrage, Eric Barbier revient à la littérature, en adaptant cette fois le roman à succès de Gaël Faye, Petit pays. Avec le réalisateur et l’actrice Isabelle Kabano, interprète magistrale et bouleversante d’Yvonne, nous avons évoqué les enjeux d’une adaptation, la violence d’une séparation pour un enfant et le génocide rwandais.
C’est la deuxième fois que vous portez à l’écran un texte littéraire (après La Promesse de l’aube). Quelles sont les difficultés de l’adaptation ?
Eric Barbier. La première difficulté d’une adaptation, c’est de choisir une ligne dramatique, parce que le texte peut en avoir plusieurs. Dans le roman de Gaël Faye, ce qui m’intéressait vraiment, c’est la souffrance d’un enfant qui voit ses parents se séparer. Ce n’est pas la guerre civile, ni l’autre axe, important dans le roman, des copains. La famille est la caisse de résonance de tous les conflits internes et la violence des deux pays vient s’agréger à la violence de la séparation.
Pour en revenir à votre question, il faut savoir ce que l’on adapte d’abord, puis ce que l’on enlève. Il y a certaines scènes emblématiques dans le roman que je n’ai pas utilisées dans le film, parce qu’elles ne fonctionnaient pas avec le rythme qu’impose la durée d’un film.
Avez-vous travaillé avec Gaël Faye ?
EB. Il ne me l’a pas demandé, mais moi j’étais très intéressé d’échanger avec lui sur une histoire que je ne connaissais pas. Lui avait été touché par mon précédent film, La Promesse de l’aube, et la vision de la relation mère-fils que j’y développais avait trouvé un écho en lui.
Contrairement à ce que pensent beaucoup de personnes, ce n’est pas un récit autobiographique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Gaël n’a pas voulu jouer à la fin du film, parce qu’il avait peur que cela renforce cette idée fausse. La mère de Gaël est vivante, elle habite en France, elle était partie bien avant le génocide, son père vit au Togo… Il y a probablement un côté très autobiographique sur la séparation de ses parents et sur les copains, mais le reste relève de la fiction, une fiction nourrie de récits entendus dans son entourage.
Il y a très peu d’acteurs professionnels à côté de Jean-Paul Rouve et d’Isabelle Kabano.
EB. En effet, ce sont des Burundais et des Rwandais qui n’avaient jamais fait de cinéma. C’est à travers eux que l’on capte les premiers éléments de réalité du pays, une langue, des gestes…Ils ont apporté leur propre histoire. Les voyous des gangs, par exemple, sont de jeunes Burundais qui connaissent la violence de la rue et c’est cette vérité qu’ils dégagent dans le film.
Parlons des enfants.
EB. Delya, qui joue Ana, c’est l’histoire classique : en fait elle accompagnait une copine au casting ! D’un côté, elle s’est beaucoup amusée, et elle a pris conscience de l’histoire de sa grand-mère et cela l’a beaucoup touchée. Quant à Djibril (qui interprète Gabriel) c’est un Belge sénégalais. Il est naturel, juste et très mûr.
Un enfant n’est pas acteur, il joue dans l’instant. Il faut donc trouver des gamins qui ont une sensibilité particulière, et tous les gosses du film avaient une très grande sensibilité. Et ils n’ont pas peur de montrer leurs émotions.
Comment avez-vous rencontré Isabelle Kabano ?
EB. Gaël m’a donné les coordonnées d’une directrice de casting au Burundi, Didacienne Nibagwire, qui m’a présenté Isabelle. J’ai su aussitôt qu’Isabelle était Yvonne. Ce que ne voulait pas Gaël, c’est qu’on prenne ce que l’on appelle « des Africains », d’un terme très générique, comme si l’Afrique était un seul grand pays. Il fallait que les acteurs soient rwandais ou burundais. Isabelle a ce parcours de réfugiée rwandaise tutsie ayant fui au Congo, elle a vécu les mêmes choses qu’Yvonne. Quand elle est revenue, elle a découvert qu’une partie de sa famille avait été tuée. Elle a les clés émotionnelles. Par ailleurs, elle a beaucoup travaillé avec les enfants au moment de leur casting, ce qui a été une manière de travailler ensemble et de se découvrir.
Quelle a été votre réaction quand on vous a proposé ce rôle ?
Isabelle Kabano. J’ai dit oui tout de suite. J’avais lu le livre, et je suis tombée des nues quand on me l’a proposé parce que je ne pensais pas être capable de le jouer. Je n’ai eu jusqu’ici que de petits rôles, là c’est un grand rôle. Mais j’étais très heureuse en même temps. Parce qu’Yvonne, je la croise partout au Rwanda. Et puis parce c’était un ascenseur émotionnel à jouer, de la frivolité à la folie.
EB. On a essayé, dans la mesure où la logistique le permettait, de suivre l’ordre de la narration et d’aller progressivement, pour ne pas ajouter à la difficulté et surtout ne pas traumatiser les enfants, particulièrement Delya.
Au-delà de ce grand rôle qui vous a été offert, vous sentez-vous porte-parole de ce qu’ont pu vivre les Rwandais pendant la guerre civile ?
IK. Le fait d’avoir tourné au Rwanda et de jouer le désarroi puis la folie face au génocide tire vers là, mais je ne sais pas si je l’ai joué pour transmettre quelque chose. J’avais surtout envie de raconter une histoire. Particulièrement la déchirure de cet enfant, et les conséquences douloureuses que lui infligent les choix des adultes.
EB. Dans le livre, il y a une chose importante, et qui est très bien portée par Isabelle, c’est la marque laissée par trois mois de massacres. La force du roman, c’est de raconter le génocide en creux, mais aussi de parler du Rwanda aujourd’hui. Vingt-cinq ans après, les gens sont toujours aussi affectés.
Le conflit n’est pas montré directement. Les rares scènes violentes arrivent tard, la plus forte déflagration de cette violence, telle une bombe, étant la folie dans laquelle sombre la mère. Le spectateur, comme l’enfant, est dans l’incompréhension de ce qui se passe, apeuré par des sensations essentiellement auditives. Cette non-compréhension renforce l’absurdité de cette guerre civile.
EB. Il y a plusieurs conflits. Le premier est le coup d’Etat au Burundi, suivi d’une guerre civile, puis le génocide au Rwanda. L’histoire est très complexe, si je me mets à raconter ça, cela prend des heures et ça tourne au documentaire… La force du roman est de présenter un enfant qui assiste à des violences dans la famille qui surgissent et qu’on ne comprend pas. Il faut se rappeler que ce génocide a eu lieu avant l’apparition des réseaux sociaux, les gens n’étaient pas informés de ce qui se passait.
IK. Il n’y avait que les informations par la radio. On pensait que c’était une guerre, on ne savait pas que débutait un génocide.
EB. La question que Gabriel pose à son père sur ce qu’est un Hutu, ce qu’est un Tutsie, et à laquelle le père est d’ailleurs incapable de répondre, pointe du doigt toute l’incohérence du racisme qui a entraîné ce génocide. Car ce n’est ni une guerre de territoire, ni une guerre de religion, mais un conflit entre ethnies créées par les colons en 1931 !
Malgré cette immense blessure, le Rwanda fait aujourd’hui figure de modèle en termes de paix, en prônant la réconciliation.
IK. On essaie de vivre les uns avec les autres pour aller de l’avant, pour ne pas attiser une haine intérieure. On vit ensemble, bien sûr on garde nos blessures, mais on décide de les mettre de côté et de faire ce qu’il y a de mieux. On n’avance pas tant qu’on regarde en arrière.