Esperluette | Sophie Loria

Sage femme

Martin Provost

C’est avec un plaisir sincère et non dissimulé que j’ai retrouvé le réalisateur Martin Provost, trois ans après Violette, pour parler de son nouveau film Sage femme, dans lequel il a eu l’ingénieuse idée de réunir Catherine Frot et Catherine Deneuve. Deux très beaux portraits de femmes. L’homme est toujours aussi délicieux, et son œil pétille particulièrement. On sent que cette histoire lui tient à cœur et que la porter à l’écran lui a fait beaucoup de bien.

Quelle a été la motivation première de votre nouvelle réalisation : le sujet ou l’envie de réunir à l’écran Catherine Frot et Catherine Deneuve ?

Je souhaitais rendre hommage à une profession que j’admire, parce que je suis en vie grâce à une sage-femme. Après Violette, j’ai eu une période de latence ; j’avais des projets qui ne prenaient pas. Je me souviens que j’étais allongé sur mon lit et j’ai vu soudain Catherine Frot qui se penchait sur moi, et c’est elle qui me mettait au monde ; et j’ai vu le titre Sage femme. Il se trouve que peu de temps avant, ma mère m’avait enfin raconté la vérité sur ce qui était arrivé au moment de ma naissance : j’ai failli mourir et c’est une sage-femme qui m’a sauvé en me donnant son sang. Parallèlement à cela, j’ai perdu une amie que j’adorais, qui m’a un peu inspiré le personnage de Béatrice. Et j’ai eu l’idée de réunir ces deux caractères. Cela fait un moment que j’ai envie de travailler avec Catherine Deneuve et il me paraissait également évident que c’était Béatrice.

Comment s’est passée votre rencontre avec les actrices ?

Catherine Frot m’a répondu la première. Elle était inquiète ‒ Catherine est une nature angoissée ‒ car même si le rôle de Claire lui plaisait, elle se sentait attirée par celui de Béatrice. Or le personnage de Claire est magnifique, c’est le rôle d’une femme qui s’ouvre à la vie, à l’amour… Elle n’en avait peut-être pas pris la mesure à la lecture du script, mais elle a été bouleversée à la projection.

Quand j’ai rencontré Catherine Deneuve, j’avais très peur qu’elle me dise non, parce que j’écris le scénario en pensant aux acteurs et qu’il est donc important que ce soient eux qui incarnent le personnage. Nous avons beaucoup discuté, et elle m’a dit : « Ne vous inquiétez pas, je vais faire le film. » J’ai su que c’était gagné et que le film était là. Catherine est entrée dans son rôle comme dans des gants ; elle s’est beaucoup amusée et elle y est allée très sincèrement, sans tomber dans la caricature ‒ ce qui aurait pu être l’écueil de son personnage.

Par ailleurs, nous avons parlé de Trois souvenirs de ma jeunesse de Desplechin que j’avais adoré et dans lequel j’avais trouvé Quentin Dolmaire formidable. Catherine m’a alors dit : « Pourquoi vous ne le prenez pas pour jouer le fils de Claire ? » Ce n’était pas du tout le physique que je recherchais, je cherchais un nageur. Finalement, n’ayant pas trouvé l’acteur, je me suis dit que je devrais peut-être le rencontrer, et à la minute où je l’ai vu, j’ai su que c’était lui. Catherine Deneuve est très fine dans ses analyses.

Cela fait quoi de rencontrer Catherine Deneuve dans la vraie vie ?

J’ai rencontré Peau d’âne (rires) !!! C’est Belle de jour, c’est Les Parapluies de Cherbourg, c’est François Truffaut, c’est Buñuel… C’est une carrière sans faille, une carrière exceptionnelle parce que la plupart des actrices ont des périodes creuses, elle jamais. C’est surtout une très belle rencontre, c’est un amour de femme.

Vous jouez avec l’attente du spectateur en retardant son apparition, au bout d’une longue déambulation dans un appartement…

Il fallait en effet mettre en scène son apparition, j’adore ça ! Il faut découvrir le personnage.

L’idée est ingénieuse d’avoir réuni pour la première fois à l’écran les deux actrices.

C’était un pari, et cela marche. C’est à la fois surprenant et cela crée une envie, c’est un duo savoureux. J’ai écrit pour elles, donc les dialogues sont très ciselés et le rythme de comédie vient de ce qu’elles se les sont aisément appropriés. Je parle de comédie, même si c’est une comédie dramatique. C’est une histoire dont on sort, je pense, un peu ébranlé.

La connivence des actrices perce à travers l’attirance des personnages qu’elles incarnent.

Il s’est passé sur le tournage ce qu’on filmait. Catherine Frot est quelqu’un d’extrêmement rigoureux, qui travaille énormément ; Catherine Deneuve est dans l’instant. Et je pense que c’était nouveau pour Catherine Frot. Catherine Deneuve est une femme libre ; pour moi elle est au-dessus des lois, elle est d’une intelligence fulgurante, toujours juste et précise.

Claire et Béatrice ont deux psychologies aux antipodes, mais qui se répondent et se complètent.

C’est le trait d’union de sage-femme, c’est un pont entre deux femmes, entre deux mondes. Je suis moi-même issu de deux milieux différents par mes parents, et ce n’était pas facile à vivre. Je le retrouve dans le film et j’en suis heureux parce que je suis à une période de ma vie où, d’un seul coup, j’ai réuni les choses et je me suis apaisé. J’ai mis au jour quelque chose d’important.

Claire, interprétée par Catherine Frot, est une femme de principes.

C’est une femme formidable, ce n’est pas une pauvre gourde, c’est pas ça l’histoire. Elle adore son métier, elle a élevé son fils toute seule. Il n’y a pas de place dans sa vie pour un homme. Elle ne sait que donner, c’est difficile pour elle de recevoir. Et elle va recevoir Béatrice, dans sa vie, dans son appartement, dans son intimité.

Il y a dans les yeux de Claire, par-delà la réticence du début, l’admiration et l’envie d’être cette femme libre.

C’est tout l’objet du film, de cette femme qui n’a pas vécu et qui s’est totalement vouée aux autres. Une partie d’elle ne vit pas, et cette partie qui se révèle à elle, c’est Béatrice. Je crois beaucoup à ça dans la vie. Bien plus que les parents, il y a des gens qui viennent à vous pour vous apprendre quelque chose de vous.

La confrontation des deux personnages interroge sur la liberté. La plus libre des deux n’est peut-être pas finalement celle que l’on croit…

C’est la question du film. D’où le titre : Sage femme. Laquelle est la sage ?

Vous associez la liberté à la sagesse ?

Oui, ou plutôt l’indépendance. La sagesse, c’est l’indépendance. L’indépendance de penser, l’indépendance dans la vie, entre soi et soi. La vie devient alors beaucoup plus intéressante à vivre.

Béatrice est libertaire, mais elle est en réalité totalement dépendante, financièrement et affectivement…

Elle a été dans une fuite en avant permanente, un peu à l’image de notre société où il faut toujours être dans l’activité. Regardez ces pauvres enfants que l’on inscrit à cinquante activités et qui n’ont plus le loisir de s’ennuyer… C’est très important de s’ennuyer !

Pour le portrait de cette sage-femme, vous avez choisi de filmer de vraies parturientes.

Dès le départ, il était clair que je ne voulais pas faire un film avec de faux bébés ou des bébés de trois mois parce que la législation française interdit que l’on tourne avec des bébés de moins de trois mois. On a donc tourné en Belgique. Nous avons passé beaucoup de temps à rencontrer des femmes enceintes qui seraient tentées par cette expérience, et accepteraient d’être accouchées par Catherine Frot (sourire). On avait trois jours en équipe réduite à la fin du tournage, sans savoir ce qui allait arriver… Et on a eu six accouchements ! J’y ai toujours cru parce que j’ai cette sage-femme en moi. Je savais que ce film devait exister.

Vous évoquez d’ailleurs votre histoire personnelle.

C’est mon producteur qui m’a convaincu de le faire parce que je ne voulais pas du tout parler de moi. L’anecdote est moins juste à notre époque (c’est Pauline Etienne qui joue le rôle), parce que l’on traite ce problème directement dans le ventre de la mère. Les sages-femmes le savent, le public pas forcément. En revanche, toutes les sages-femmes que j’ai rencontrées m’ont dit qu’il leur arrive souvent de voir revenir pour accoucher des femmes qu’elles avaient mises au monde… C’est bouleversant.

Comment Catherine Frot a-t-elle abordé cette partie délicate du rôle ?

Elle avait très peur, mais le réel est beaucoup moins dramatique qu’on le croit. Non pas qu’il soit facile, mais il pousse à l’action. Et elle a agi. Elle a suivi une formation, elle a pris des cours, elle a assisté à des accouchements au Kremlin-Bicêtre, puis elle a fait des accouchements à quatre mains. Durant le tournage, elle n’était pas seule : il y avait un médecin et une sage-femme. Mais elle l’a fait. Elle était totalement bouleversée. On perçoit d’ailleurs son émotion, bien réelle, à l’ouverture du film. Chaque naissance est différente, il n’y a jamais aucune routine, il y a avec le père et la mère un lien émotionnel très fort.

L’ouverture du film, qui nous plonge aussitôt au cœur du métier de Claire, est très réussie.

Je voulais qu’on soit tout de suite en prise avec le réel et le quotidien de cette femme, dont on peut se demander combien elle a mis au monde de nouveau-nés.

Vous soulevez aussi la question des « usines à bébés », à travers sa résistance aux cliniques impersonnelles et futuristes.

J’avais envie de parler de ce problème de société que je trouve dramatique. A côté de la maternité familiale, sympathique, avec les photos des bébés, on nous propose un univers froid, presque carcéral. Il ne faut pas perdre ce que l’on a. Ce n’est pas que je veuille revenir en arrière, mais je pense qu’on peut accueillir la technologie la plus pointue en laissant sa place à l’être humain. Pour limiter le personnel aujourd’hui, il y a des plateaux techniques avec vidéo et une seule sage-femme… Cela fait peur.

Vous filmez avec la délicatesse d’un pinceau de peintre la féminité, la Femme dans toute sa force, mais avec ses doutes et sa fragilité aussi. Au-delà de l’histoire, ce sont deux très beaux portraits de femmes. C’est la première fois que je vois Catherine Frot aussi belle.

Tout le monde le dit. Et c’est la première chose que lui a dite sa fille quand elle a vu le film. Catherine Frot est une belle femme, très bien roulée. Mais elle se cache derrière une attitude très contrôlée qu’elle maîtrise parfaitement, mais qui ne donne qu’une certaine idée de son prisme de jeu. Je voulais casser ça, je voulais que ce soit une femme. Le plan sous la douche, elle a un dos magnifique… Elle avait peur de ça, elle est extrêmement pudique.

Il y a une lumière nouvelle dans son regard.

Elle a ouvert quelque chose. C’est mon travail d’ouvrir des possibles, des choses que les acteurs n’ont pas explorées. Catherine Deneuve est plus aguerrie à ce travail de lâcher-prise, et j’ai vu Catherine Frot apprendre à lâcher prise, c’était formidable. Elle ne joue pas, elle est.

Vous filmez la vie dans toute la beauté de sa simplicité. Béatrice trinque d’ailleurs chaque fois « A la vie ». Et qui de mieux qu’Olivier Gourmet pour incarner la puissance de la vie ?

J’avais travaillé avec Olivier sur Violette et je souhaitais tourner de nouveau avec lui. Il s’est beaucoup amusé à jouer un homme qui séduit une femme, ce n’est pas le genre de rôle qu’on lui donne. Et je savais que ce couple allait marcher.

Il faut aussi parler de Mylène Demongeot, autre personnage féminin de caractère même s’il est furtif, qui prête de l’argent à Béatrice pour jouer.

Je la connais depuis longtemps parce que nous avions eu un projet de pièce que j’avais écrite, qui ne s’était malheureusement pas fait. Je l’ai appelée en lui disant que j’avais une scène pour elle, elle a accepté tout de suite. C’est une femme adorable. Et elle est formidable.

Son personnage existe, tout comme ces tripots clandestins de Marseillaise (c’est le nom du jeu) où l’on joue de très grosses sommes d’argent, c’est quinze mille euros la partie. Ce sont des gens qui viennent blanchir de l’argent.

Je n’ai pas très bien compris comment on y joue.

Moi non plus (rires) ! Et Catherine non plus ! Et pourtant on a fait des répétitions. En fait, c’est simple, c’est un peu comme une bataille. Il y a les joueurs, mais également les spectateurs derrière qui misent.

Vous avez tourné avec de vrais joueurs ?

Oui, et ils se sont merveilleusement prêtés au jeu. Ils appelaient Catherine « Madame Catherine » au lieu de Béatrice, c’était tellement mignon ! Elle était là-dedans comme un coq en pâte.

Dernier personnage important dans votre film : la nature, à travers ce jardin potager, qui vient comme un baume apaisant sur le stress et les douleurs quotidiennes.

J’habite dans ce coin, sous les grandes falaises où nichent les oies bernaches chaque année. La nature est organique pour moi, c’est un partenaire, elle fait partie de nous. C’est bien que l’on commence à prendre conscience qu’il faut en prendre soin. Quand vous jardinez, les ennuis disparaissent.