Marie-Isabelle Taddéï participait, en mai dernier, aux « Belles pages de Guéthary », premières rencontres littéraires organisées dans le village basque. Elle y présentait le troisième volume de D’Art d’Art !. L’occasion idéale de retracer la genèse du projet et tordre le cou à certains préjugés sur l’art contemporain.
Comment est né D’Art d’Art ! ?
D’Art d’Art ! est arrivé en 2001 et m’a permis de marier deux de mes passions, l’écriture et l’art. C’est la productrice de l’émission, Natalie Boels-Kugel, Hollandaise qui vit en France, qui a trouvé que la télévision française était un peu vide d’art. Peut-être s’est-elle dit qu’une émission sur l’art pour les Français se devait d’être courte… (Rires.) Toujours est-il qu’elle a eu l’idée d’une émission très courte qui raconte l’histoire d’une œuvre d’art. Elle cherchait quelqu’un pour écrire les textes. Avant de la rencontrer, j’ai rédigé des fiches en ayant dans la tête les termes « histoire », « tableau », « angle ». J’ai pensé aussitôt à la culasse de canon de Fernand Léger, puis à Géricault qui se faisait livrer des cadavres de Bichat, qu’il exposait au soleil sur le toit pour observer les couleurs de la décomposition quand il peignait Le Radeau de la Méduse.
Comment réussit-on à embarquer le téléspectateur en 1 minute 15 ?
D’Art d’Art repose sur l’angle. On raconte l’histoire d’un tableau à partir d’un angle, qui n’est pas un focus. Il faut trouver cet angle, sinon cela ne fonctionne pas, le tableau fût-il sublime. Je tiens à ce terme d’angle, et non pas d’anecdote. La découverte de la peinture à l’huile n’est pas anecdotique ; la découverte de l’art abstrait par Kandinsky n’est pas anecdotique non plus. En revanche, elle repose sur deux événements, qui constituent l’angle : le premier événement, majeur, correspond à sa découverte des Meules de Monet dans une exposition à Moscou. Il est obligé de regarder le titre pour comprendre ce qu’il voit. Il est déjà fasciné par le tableau, il a déjà une émotion, une « impression ». Il a alors la révélation que l’art peut être aussi abstrait que la musique. Quelques années plus tard, il entre dans son atelier, voit un tableau qu’il trouve extraordinaire, il se demande d’où vient cette toile ; en fait, c’est une de ses œuvres qui a basculé et qui est à l’envers. Son sujet n’est plus lisible… Deuxième révélation. Il faut trouver l’angle, sinon on ne peut pas parler du tableau. A l’inverse, il arrive qu’on ait l’angle, parce que c’est un mouvement, mais on ne trouve pas le tableau.
Pour produire 1 minute 15 à la télévision ou 1 500 signes pour le livre, je lis environ 200 pages préparées par une documentaliste qui est historienne de l’art.
Comment s’opère le choix des œuvres ?
C’est Natalie qui les choisit, en observant deux conditions : les œuvres doivent se trouver dans les collections permanentes et être accrochées, parce qu’il faut que les téléspectateurs, après avoir regardé l’émission, puissent aller les voir. Depuis huit ou dix saisons, la collection belge a également été intégrée puisque la RTBF diffuse D’Art d’Art !. L’une des difficultés que l’on rencontre, particulièrement avec les grandes collections comme celle de Beaubourg par exemple, c’est qu’il arrive que le tableau ne soit plus accroché au moment de la diffusion de l’émission.
L’autre difficulté est de trouver des œuvres pour alimenter le livre. Pour vous donner une idée, le tome 1 regroupe 150 émissions. Il faut essayer de trouver des œuvres tombées dans le domaine public pour ne pas payer trop de droits, et réussir à trouver plusieurs œuvres dans une même collection pour « rentabiliser » le déplacement.
Vu le succès du premier tome, l’éditeur et France Télévisions nous ont demandé de faire un tome 2, sauf qu’on n’avait pas la matière parce qu’on tourne 30 émissions par an. On a donc écrit 96 fiches en amont des émissions, nous avons choisi des œuvres accrochées, mais encore fallait-il qu’elles le restent ! C’est pourquoi figurent dans le livre 4 œuvres qui ne sont, hélas, plus accrochées.
Ce qui a de formidable, c’est que les musées nous ouvrent leurs portes bien entendu, mais les artistes contemporains sont également ravis de figurer dans l’émission. Certains demandent que leurs droits soient reversés à des associations caritatives. C’est pour ça que je n’aime pas quand on critique des artistes qui vendent cher, on ne connaît pas leur générosité.
Vous essayez d’équilibrer la présentation de différentes techniques, époques… ?
Sur les trente émissions annuelles, on essaie en effet de présenter les différentes techniques (peinture, sculpture, photographie, orfèvrerie…), des œuvres antiques et contemporaines. Après, c’est France Télévisions qui gère la programmation : il peut y avoir des présentations d’œuvres qui font écho à une exposition temporaire ; on veille également à ne pas présenter deux œuvres à suivre du même peintre (dans le cas de rediffusion), et on fait attention aux dates de fermeture de certains musées.
Ce qui est génial, c’est qu’il arrive maintenant que des conservateurs nous appellent pour nous signaler une œuvre susceptible de nous intéresser.
Diriez-vous qu’il y a une amplification de l’engouement du public pour une initiation à l’histoire de l’art ?
Quand nous avons lancé ce projet, il s’est trouvé des personnes pour nous dire que cela ne prendrait pas, mais nous n’avons jamais eu de doute. Il suffit de voir les files d’attente devant les expositions au Grand Palais ou à Beaubourg. Pierre Soulages a fait 770 000 entrées !
Quelle définition donneriez-vous de l’art ?
J’en serais bien incapable, à part reprendre Kant : « L’art est la belle représentation d’une chose, et non pas la représentation d’une belle chose. » Voilà ! Quand quelqu’un a donné la bonne définition, pourquoi essayer d’en trouver une autre ?
Est-ce que l’argent a perverti l’art contemporain ?
Les artistes gagnaient mille fois plus d’argent il y a cent ans qu’aujourd’hui ! On oublie complètement que Velázquez a été anobli, ou que le Pérugin avait trois ateliers qui travaillaient pour lui. Certes, certains artistes sont morts dans la misère comme Rembrandt, mais ce n’est pas parce qu’ils n’avaient pas gagné d’argent, c’est parce que c’étaient de mauvais gestionnaires. Jusqu’au XIXe siècle, les artistes travaillaient pour des commanditaires. Il faut voir la maison de Vinci au Clos Lucé… Je ne comprends pas cette polémique récurrente, alors que l’on ne se pose pas la question pour le cinéma. Et pourtant, Depardieu gagne beaucoup plus d’argent que Jouvet… Ce qui est vrai en revanche, c’est que le marché de l’art s’est durci.
Les mouvements artistiques semblent avoir disparu ces dernières décennies…
Il y en a encore. Le mouvement naît d’un événement. Or, on vit depuis les années 1980 dans le non-événement, dans la baisse en France et le consensus dans le monde occidental. Mais l’art indien et l’art chinois ont des mouvements. Et certains mouvements perdurent, tels que Fluxus, la figuration narrative… Les nouveaux supports, l’art vidéo notamment, présentent également des mouvements.
Quel est votre médium préféré ?
La peinture et la sculpture, parce que je peux toucher. Mais contrairement à la peinture où j’ai autant d’émotion sur du figuratif que de l’abstrait, j’ai besoin en sculpture de figuratif, ou en tout cas de forme et de matière. J’aime toucher le marbre plus que le fer, et j’aime le volume ‒ exception faite de Gargalho, que j’adore. Il y a moins de sculpteurs contemporains dans la taille directe parce que c’est cher et que cela prend beaucoup de temps.
Y a-t-il un artiste ou une œuvre que vous placez au-dessus de tout ?
Sans aucune originalité, je vais vous répondre Kandinsky et Monet, et les Esclaves de Michel-Ange qui m’ont donné mes premières émotions, enfant. Sinon, contrairement à un certain nombre de personnes, mon cœur va plus au nord qu’au sud. Alors que les trois quarts se tournent vers la Renaissance italienne, moi j’étonne avec l’école de Frankenthal qui fait peur à tout le monde. Les primitifs flamands sont pour moi supérieurs.