Esperluette | Sophie Loria

En bonne compagnie

Silvia Munt

Actrice, réalisatrice, metteur en scène de théâtre, Silvia Munt est une passionnée. Et cette passion infuse son film, En bonne compagnie. Passion d’une jeune fille qui se bat pour la liberté et qui découvre le désir, passion de militantes qui luttent pour faire voler en éclats la chape de plomb qui a écrasé l’Espagne durant près de quarante d’années de franquisme. Sa caméra, caressante et poétique, dessine le portrait délicat de deux générations de femmes. Une rencontre chaleureuse et enthousiasmante.

Même si votre film traite du droit à l’avortement et des conditions effroyables des avortements pratiqués dans la clandestinité, il me semble que le sujet central est le portrait d’une adolescente avec ses questionnements et sa découverte de l’émoi amoureux, et le portrait en creux de sa mère.

 

Il y a une toile de fond sociale, sur les revendications, l’expérience du groupe, d’une époque joyeuse parce qu’on pensait qu’on allait prendre tout, d’un coup. En réalité, cela n’a pas été comme ça, ça a été dur et quarante ans après, il y a encore du chemin à faire. Mais à cette époque, on pensait que tout était à portée de main. Mais en effet, le sujet premier de mon film, c’est le voyage personnel de Bea. À l’adolescence, on cherche, on écoute tout, on essaie de comprendre le monde. Bea cherche qui elle est. Elle doit mûrir rapidement parce que ses parents sont séparés ; dans les années 1970, cela donnait une responsabilité importante, elle est responsable de sa mère, responsable des mensonges de son père. Elle aime ses parents, mais elle a envie de partir, physiquement et mentalement. Et elle se retrouve à tomber amoureuse de « l’ennemie », une bourgeoise, alors qu’elle-même est issue du milieu ouvrier. La mère de Bea est employée dans la maison de la grand-mère de Miren, et Bea déteste l’y voir à genoux pour briquer le sol. C’est cette relation si belle et si compliquée, si déséquilibrée, avec le plaisir de la jeunesse, de rire, d’être ensemble que je voulais filmer.

Miren est l’ennemie de classe, mais elle est surtout l’opposée de Bea qui est solaire.

 

Miren n’a pas de sentiments, elle est brisée. J’ai rencontré plusieurs jeunes filles, et garçons, pour parler de cette tragédie de l’inceste, qui perdure hélas, et dans tous les milieux. Bea est l’antithèse, elle est tout cœur, elle est ouverte. J’aimais l’idée de cette rencontre.

Quand on pense à l’Espagne, nos esprits contemporains pensent movida, avancées sociales majeures pour les droits des femmes… Mais en 1977, le pays sort à peine de quarante années de franquisme.

 

L’Espagne a connu l’obscurité absolue. Jusque dans les vêtements. Il n’y avait aucune couleur vive, c’était bleu, gris, marron et beaucoup de tergal. L’Eglise était écrasante et culpabilisait, particulièrement les Républicains, à qui on interdisait de parler de la guerre civile. La peur était partout. Quand Franco est mort, tout le monde est sorti dans la rue et les mouvements syndicaux, sociaux et politiques ont redémarré. On a dynamité la société. Et en effet, la movida arrive dans les années 1980. 1977, c’est sexe, drogue et rock’n’roll ! C’était une époque où il y avait beaucoup de joie et d’espoir dans le futur. Aujourd’hui, la jeunesse est à la conquête de beaucoup de choses, c’est vrai, mais elle est plus pessimiste face à l’avenir, plus préoccupée de l’argent et de la compétitivité. À cette époque, au contraire, on voulait se déresponsabiliser. Quand on est jeune, on doit être utopiste, c’est le seul moment où on peut l’être ! Aujourd’hui, l’Espagne est sûrement à la pointe en matière de revendications féministes, mais on peut sentir une certaine haine d’une partie de la population ; plus les femmes sont libres, plus cela dérange. Il faut en être conscient, c’est le prix à payer. À l’époque, les femmes étaient invisibles.

Bea fait partie d’un groupe de militantes qui multiplient les actions pour exiger la libération des « 11 de Basauri ». Qui étaient ces « 11 » ?

 

Je n’ai pas voulu trop développer le sujet historique parce que je craignais de déséquilibrer mon film, car en effet, le film pour moi repose sur Bea et Miren et sur la mère. Je ne voulais être ni pédagogique ni pamphlétaire tout en expliquant la vérité. Basauri est une ville à côté de Bilbao. On y a dénoncé dix femmes ouvrières qui avaient avorté et un infirmier, et ils ont été condamnés à quatorze ans de prison. Mais à cette époque, personne ne savait rien, les informations ne circulaient pas. Ce sont ces mouvements féministes qui ont effectué la communication à travers le pays, ont apporté un éclairage en manifestant, en prenant un bus d’assaut. C’étaient des jeunes femmes de dix-huit à vingt ans, étudiantes, infirmières… C’étaient des femmes extrémistes, avec l’élan et l’espoir de conquérir ce qu’il fallait conquérir. Les femmes plus âgées ne rentraient pas dans cette idéologie, elles avaient peur.

Vos actrices ont rencontré ces militantes de 1977 que vous mettez en scène ?

 

Oui, parce que je voulais que les actrices voient comment elles parlent, comment elles regardent aujourd’hui encore car elles gardent toute leur énergie et leur détermination pour poursuivre leurs combats pour les femmes. À vrai dire, elles ont été un peu fâchées que je modifie l’épisode du détournement de l’autobus. J’ai mis un chauffeur syndicaliste qui les aide parce que je ne voulais pas que toutes les figures masculines soient négatives. Mais elles se sont récriées parce que cela ne s’est pas passé comme ça. En réalité, elles ont attaqué le bus avec des pierres !

On en vient au personnage de Bea, adolescente écorchée vive, remarquablement incarnée par Alicia Falco. Elle a un regard troublant, à la fois d’enfant et de quelqu’un qui pourrait avoir mille ans par sa détermination. Votre caméra dessine avec délicatesse et poésie la maturité acquise. Le film s’ouvre sur une adolescente au visage tout juste sorti de l’enfance pour se clore sur le visage d’une jeune femme.

 

Il y a un été où la vie te bouscule, qui fait que tu ne seras plus jamais la fille que tu as été. Elle est libre, mais elle a une tristesse et une rage dans le regard. Elle découvre qui elle est, ce qui lui donne une solidité, elle n’est plus une enfant.

Le travail sur la lumière retranscrit également l’évolution du personnage. Je pense particulièrement à la scène finale…

 

La lumière dans les yeux relève du miracle ! Je savais quel était mon plan final, chaque personnage avec son regard, ses pensées… Bea devait regarder le spectateur, regarder agressivement devant parce qu’elle continue dans la lutte, à se chercher. On tournait, le soleil déclinait. Le directeur de la photographie, le formidable Gorka Gomez Andreu, avec sa caméra à l’épaule était un véritable partenaire des actrices et les comprenait très bien. À la troisième prise, le soleil s’est reflété dans le rétroviseur et est passé sur les yeux d’Alicia !

Un miracle ?

 

C’est vrai qu’on cherchait cette petite étincelle dans son regard, et qu’elle est arrivée ainsi. Parfois sur les tournages, des miracles arrivent.

Alicia Falco, magnifique Bea, est de tous les plans. Elle avait déjà tourné ?

 

C’est son premier film, même si elle avait fait quelques figurations enfant. J’ai casté cent cinquante filles, c’était la folie parce que tout mon film reposait sur ce personnage. Sans Bea, j’étais perdue, car en effet, elle est de tous les plans. C’est elle, le film. Je l’ai vue une première fois. Et quand je l’ai revue, j’ai vu comment elle écoutait, la tendresse qu’elle avait et comme elle pouvait passer de la tendresse à la rage… J’ai su que j’avais Bea parce que ma caméra est tombée amoureuse d’elle.

L’autre figure féminine forte est celle de la mère, extraordinaire, riche dans toute sa retenue mais dont on perçoit la souffrance et la soumission à un joug social.

 

Les femmes de cette époque étaient courageuses, élevées dans la solitude absolue car les maris n’étaient pas ou peu à la maison. Elle a de la dignité, et elle sent les choses. Mais elle est incapable de parler avec sa fille. Les mères étaient plus opaques, elles ne montraient pas leur fragilité. Quand Belen meurt, elle est seule avec ça, elle n’embrasse pas sa fille… La religion catholique réprouvait l’extériorisation des émotions.

Et pourtant, Feli semble regretter que sa fille ne lui parle pas.

 

Les relations entre fille et mère sont les plus puissantes du monde et les plus compliquées du monde. Il faut être soi, et pour cela, il faut tuer sa mère, symboliquement, en prenant le contrepied. Bea admire sa mère, mais elle a une rage terrible qu’elle soit soumise.

Il y a, là encore, une image magnifiquement évocatrice : Feli regardant sa fille dans le rétroviseur.

 

Parfois, on se rend compte des choses de la façon la plus accidentelle. Une mère connaît sa fille, mais toujours plus ou moins de la même façon, dans le même contexte familial, dans les gestes du quotidien. Quand tout d’un coup quelque chose en elle a changé, la mère le sait tout de suite. Parfois, cela vient d’une image. Quand j’écrivais, je me suis dit que c’était une bonne manière de faire un voyage physique à Biarritz, et le voyage mental de la mère qui doit « digérer » cette situation.

Pouvez-vous nous dire un mot de l’actrice qui l’interprète ?

 

Itziar Ituño est une magnifique actrice basque, elle est d’ailleurs née à Basauri. Elle a eu d’abord du mal avec ce personnage parce qu’elle me disait : « Mais moi, j’adore ma mère, on s’embrasse avec ma mère ! » Et je lui répondais : « Oui, mais à l’époque ce n’était pas comme ça. » Plus encore les femmes basques, qui sont plus dures, c’est un matriarcat. Elle a dû faire un vrai travail de composition et envisager une autre façon d’être mère.

Que signifie « En bonne compagnie » ?

 

Si tu rencontres quelqu’un qui te fait une bonne compagnie, tu es sauvée dans la vie. Le court-métrage qui a inspiré le scénario, dans lequel les femmes expliquent comment elles se sont rendues à Biarritz pour se faire avorter, s’appelait Las buenas companias, on a donc choisi de garder ce titre. Pour une femme à l’époque, avoir bonne compagnie ou ne pas l’avoir, c’était la vie ou la mort. Une mauvaise compagnie peut te tuer, physiquement ou psychologiquement. Ces femmes sont passées par des moments si difficiles que je voulais leur rendre hommage.