Stéphane Brizé adapte un roman de Guy de Maupassant. L’information peut surprendre au regard de sa filmographie, particulièrement après La Loi du marché. Le réalisateur nous dévoile les liens qu’il a vus entre ces deux histoires, explique comment son précédent film a nourri cette nouvelle réalisation, et évoque ses partis pris narratifs et techniques de lecture de l’oeuvre romanesque.
Qu’est-ce qui vous a touché dans ce roman de Maupassant au point de vouloir l’adapter ?
J’ai aimé le rapport au monde de cette jeune femme, sans doute trop naïf, mais qui faisait écho au regard sur le monde que j’ai pu avoir à un moment de ma vie ; et puis cela parle de la fin des illusions, comme La Loi du marché que j’ai réalisé entre-temps. On ne peut pas s’acharner à voir le monde tel qu’il n’est pas ‒ ce qui prend sa pleine résonance dans l’actualité de ces derniers jours. Jeanne a une très haute idée de l’homme, mais pour ne pas souffrir, il faut accepter de considérer également sa part de laideur.
Selon vous, quelles qualités doit avoir un texte pour pouvoir être adapté ?
L’adaptation d’un roman, c’est avant tout une rencontre avec une histoire qui nous touche et qu’on aurait peut-être pu écrire nous-même. La première résonance que le texte crée est intime, puis vient celle, plus ample, d’un regard sur le monde. J’avais eu cette rencontre avec Mademoiselle Chambon, et pourtant quand on lit le livre d’Eric Holder, on s’aperçoit qu’il n’y a qu’une scène commune entre mon film et le roman. Dans le cas d’Une vie, il y a beaucoup plus d’éléments communs parce que ce roman appartient à la mémoire collective et qu’on ne peut donc pas tout lui arracher, on doit lui conserver des séquences importantes, des mouvements dramatiques et quelques phrases essentielles, ce qui est le cas de la dernière phrase. Si l’on ne respecte pas ce maintien, le spectateur risque de ne pas aimer. Et puis, l’histoire est très bien inventée et très bien écrite, alors pourquoi s’en passer ?
Vous dites qu’il faut maltraiter l’auteur.
Récupérer un livre pour en faire un film est très opportuniste, mais également très dangereux parce qu’on peut penser que le travail est fait et les solutions déjà apportées, alors qu’il faut au contraire tout recommencer, déconstruire pour comprendre ce que l’auteur a voulu y mettre. Une adaptation ne prend pas moins de temps que l’écriture d’un scénario original. L’adaptation pose des questions de point de vue, ce qui est l’objet même de l’écriture d’un scénario (qui on suit, qui on regarde, où on place la caméra). Mais cela ne peut pas être un exercice d’illustration du roman, cela serait médiocre. J’ai de l’admiration pour l’écrivain Maupassant, mais je n’ai pas à avoir de déférence. J’ai fait la même chose avec Eric Holder, je me suis emparé de son roman, il n’est pas intervenu dans l’adaptation, et bien qu’il n’y ait plus qu’une scène en commun entre son roman et mon film, il y a vu le vrai lien, une émotion commune. Je ne connaîtrai malheureusement pas l’opinion de Maupassant, mais je sais que nous avons des points communs. J’ai découvert récemment un texte où il exprime clairement son refus de la psychologie, il veut que l’on comprenne les personnages par ce qu’ils font et non pas par des commentaires sur ce qu’ils font. C’est une chose que j’ai présente à l’esprit depuis que je fais du cinéma : aucun personnage ne doit commenter ce qu’il fait. C’est un cousinage étonnant, et ce n’est pas un hasard si son roman m’a touché dans sa forme. L’apparente sécheresse ou brutalité de son écriture cache une profonde sensibilité. Pour preuve, Jeanne récite un poème, qui n’est pas dans le roman, mais qui avait été écrit par Maupassant et qui est à la limite de la mièvrerie.
Vous jouez beaucoup de l’ellipse.
La première erreur que j’ai commise avec ma coscénariste a été de penser qu’il me suffisait de mettre mes pas dans ceux de Maupassant. C’est tellement bien écrit que l’on pense que le scénario est déjà écrit. En fait, pas du tout. La première grande question est celle du traitement du temps (le roman se déroule sur une trentaine d’années). Une série télé, en dix fois une heure par exemple, aurait permis de suivre une chronologie. Mais dans un format de deux heures, je dois convoquer des outils de narration très différents de celui du romancier. Cette question du temps s’est posée à l’écriture et au montage. L’ellipse, qui est du non-temps, me permet de parler du temps. Quand on passe par exemple de Jeanne à vingt ans à Jeanne à cinquante ans, le spectateur voit et ressent les trente années écoulées.
Je faisais référence aux ellipses narratives, plus que temporelles. Ne peuvent-elles pas rendre difficile la compréhension de certaines évocations ?
Je ne crois pas. Je suis obsédé par la compréhension du spectateur et la volonté de ne pas le perdre. Je veille à non pas tout expliquer, mais en dire suffisamment pour ne pas le lâcher.
En étirant le temps par un ballet incessant entre présent et passé et la succession mélancolique des saisons, vous donnez à voir et ressentir la fuite du temps.
C’est un film mélancolique. Cela correspond à une musique qu’il y a en moi. La nature est une indication de la psyché de Jeanne, donc il faut prendre le temps de regarder les choses. La vie n’est pas si rapide que ça, on prend le temps d’hésiter, on prend le temps des silences… C’est ce que j’essaie d’attraper.
Vous avez choisi de resserrer le récit sur Jeanne.
En effet, c’est un autre des choix : le point de vue. Jusque assez tard, le point de vue n’était pas uniquement celui de Jeanne. Mais après le montage de La Loi du marché (sans ce film, je n’aurais pas su réaliser Une vie), j’ai repris le scénario d’Une vie pour le réécrire intégralement du point de vue de Jeanne, et c’est devenu beaucoup plus intéressant parce que le personnage principal devient élément de l’intrigue. Pour les deux films, il ne s’agit pas d’intrigues bien ficelées, mais d’amoncellement d’éléments qui racontent une histoire. Il me semble que le meilleur moyen est d’empiler ces éléments du point de vue du personnage principal, ce qui amène à modifier certaines séquences.
Ce qui m’intéresse, c’est moins l’histoire de Jeanne que ce qu’elle fait résonner en nous. Il y a un rapport très documentaire à la narration, même si je fais de la fiction, et encore plus depuis La Loi du marché. Ce n’est pas une question de caméra à l’épaule, mais une question de point de vue. Je cherche à attraper des instants de vie et à les assembler pour créer une histoire. La fiction est dans le scénario, mais ma façon de filmer est purement documentaire. Je fais un reportage sur Judith Chemla, sur Jean-Pierre Darroussin, sur Yolande Moreau… Les spectateurs verront des personnages, mais moi je les filme eux. J’ai envie d’attraper le réel. Souvent sur le plateau, je dis : « Ça fait trop cinéma. » Cela veut dire que cela fait faux, que c’est une représentation du réel, or moi j’essaie d’attraper le réel pour pouvoir mettre en œuvre les émotions du spectateur et sa propre expérience. Je ne cherche pas à imposer un point de vue péremptoire, mais à entrer en dialogue. C’est peut-être très immodeste, mais c’est avec cette idée que je fais des films. Je ne sais pas faire un film uniquement pour distraire.
Votre lecture se traduit également par des choix techniques. Pourquoi avoir choisi le format 1.33 ?
Il y a plusieurs réponses au format. Il traduit d’abord l’enfermement de Jeanne dans sa logique et son rapport au monde qui est une erreur, donc qui devient étouffant. C’est une petite flamme qui s’éteint tout doucement, mais qui ne meurt pas. Sa vie est une accumulation de désillusions, mais elle n’abdique pas. Par ailleurs, je sais depuis le début du projet que j’aurai une image récurrente : le regard de Jeanne qui bute contre le bord du cadre. Or, si je la mets en scène dans un format cinémascope, je dois positionner mon personnage ou complètement à gauche ou complètement à droite, ce qui est pour moi très démonstratif ‒ ce que je ne veux pas. Je ne veux pas de cadrage explicatif.
Les sons occupent une place importante.
Le son est utilisé comme la traduction de la psyché de Jeanne. Et les sons de la nature résonnent en chacun de nous : le son de la pluie contre une vitre nous plonge dans un certain état, le bruit du vent dans les feuilles nous raconte une autre histoire. Je pense que le son a une puissance évocatrice plus grande que l’image au cinéma. Par rapport à la période, le XIXe siècle, je n’avais à ma disposition que les bruits de la nature. Ils sont effectivement très présents et constituent vraiment une ligne d’écriture dans le scénario car ils racontent quelque chose. Le son a fait partie de la construction de la narration et il a été mixé haut.
Il en est de même pour la musique.
Elle a été le fruit d’un cheminement. Dans le scénario, Jeanne jouait du clavecin. Mais quand je l’ai vue jouer du clavecin sur le plateau, j’ai arrêté tout de suite parce que je me retrouvais face à une imagerie, une gravure d’époque dont je ne voulais surtout pas. C’est la première fois que je me confronte au film d’époque, mais je voulais absolument me désencombrer de toute l’iconographie picturale rattachée à ce genre, souvent très posée et sentant la naphtaline. Même quand j’entendais le clavecin, j’avais l’impression d’être dans le cliché. Pour autant, je n’ai pas voulu ‒ comme Bonello qui le fait très bien dans L’Apollonide ou Sofia Coppola dans Marie-Antoinette ‒ mettre des musiques modernes sur des images d’époque.
Le musicien qui travaillait avec nous a eu l’intuition d’apporter un pianoforte. La modestie, la fragilité, la sensibilité de cet instrument fonctionne extrêmement bien avec la psychologie de Jeanne. Je travaille toujours la musique comme une ligne d’écriture, qui exprime l’état d’esprit du personnage. Ce ne doit jamais être un commentaire, mais un outil. Si j’avais la possibilité d’utiliser les odeurs, je le ferais.
Parlez-nous du choix de vos acteurs.
Judith Chemla est exceptionnelle. Son don est un mystère. Ce qu’on voit à l’écran est inouï. Il fallait donc l’entourer de gens de son niveau et que l’ensemble soit cohérent. Le couple Jean-Pierre Darroussin/Yolande Moreau est cohérent dans sa poésie et son rythme, et ils forment des parents cohérents.
Mes personnages sont plus nuancés que dans le roman, je n’ai pas un regard aussi brutal sur Julien, ni sur l’abbé Tolbiac. Ainsi, je ne considère pas Julien de Lamarre comme un pur salaud, mais comme un jeune homme qui a vécu des épreuves et connu le sacrifice. C’est pourquoi j’ai choisi Swan Arlaud pour l’incarner : il a une beauté inquiète, pas inquiétante.
Quant à Nina Meurisse (qui interprète Rosalie), je ne l’ai pas choisie tout de suite, parce que j’avais l’idée de reproduire, comme pour La Loi du marché, l’expérience du jeu de non-professionnels (l’abbé Tolbiac est un non-professionnel, c’est un vrai curé ; le notaire est un vrai notaire). J’ai démarré avec une jeune femme bouleversante, qui avait fait des essais hallucinants ; malheureusement, face à Jeanne, elle n’arrivait pas à recréer la connivence de ces sœurs de lait, leur passé commun ; elle n’arrivait pas à se mettre à la hauteur de Jeanne ni à dépasser sa déférence de bonne. Au bout d’une semaine, j’ai appelé Nina que j’avais vue en essais. Elle a une lumière et une spontanéité, un enthousiasme qui est beau et qui allait parfaitement pour la complicité des deux personnages. Cela a tout de suite fonctionné avec Judith alors que les deux actrices ne se connaissaient pas.
Une adaptation de Maupassant enthousiasme-t-elle les financiers ?
Je ne doute pas que si cela avait été mon deuxième film, je n’aurais jamais trouvé l’argent pour le faire. Mes producteurs, Milena Poylo et Gilles Sacuto, m’ont dit que ce qui les intéressait c’était le projet global, Maupassant et moi. Connaissant mes précédents films, ils ont fait confiance à mon regard et à la cohérence qu’il pouvait y avoir à mettre en scène ce roman.
Nous avons eu le budget, plus conséquent parce que c’est un film d’époque, et j’ai surtout eu la chance d’avoir du temps parce qu’il me faut le temps de tourner, mais aussi de retourner des scènes. J’ai besoin d’attendre, de réfléchir. On a tourné cinquante jours, étalés sur trois saisons, ce qui fait une amplitude énorme de tournage. L’expérience est extraordinaire parce que le film s’étale sur un long temps, mais nous-mêmes avons tourné sur une longue période. Le temps a été présent à tous les niveaux : temps d’écriture très long ; temps de travail très long ‒ cela fait cinq que j’ai commencé à travailler sur ce projet, mais ce temps a été nécessaire pour me « débarrasser » du roman et comprendre qu’il ne fallait pas bêtement essayer de mettre mes pas dans ceux de Maupassant ‒ ; long temps de montage (dix-sept semaines) ; un film plus long que mes précédents films. Mais ce rapport au temps étendu n’a pas été douloureux parce que c’était un temps nécessaire pour mieux accéder à l’émotion que j’avais ressentie à la lecture du livre.