On va au cinéma pour rire, pour pleurer, réfléchir, avoir peur, rêver ou simplement voir son idole sur grand écran. Certains y vont pour entendre parler du monde ou pour voyager. D’autres recherchent le cocon d’une salle obscure pour oublier leur chagrin ou s’abriter de la tempête qui souffle au dehors ou en eux… Le premier baiser, les fous rires idiots d’adolescentes grisées par la première sortie entre copines, l’esquimau qui coule sur le jean et sur le fauteuil… Qui ne garde pas un souvenir ému ou amusé d’une salle de cinéma ?
C’est un beau métier de projeter des films pour offrir du rêve à ses congénères. Dans le jargon, on appelle cela un exploitant de salle de cinéma. « Un terme qui ne me plaît pas beaucoup, je préfère parler de cinéma familial indépendant », confie Xabi Garat, propriétaire du cinéma Le Sélect à Saint-Jean-de-Luz. Comment obtient-on les films ? Comment organise-t-on sa programmation pour répondre aux différents goûts des spectateurs ? Xabi Garat a eu la gentillesse (et la patience) de nous parler de son métier et de répondre à toutes nos questions de spectatrice passionnée.
Chez les Garat, le cinéma est une histoire de famille.
Je suis né, pour ainsi dire, dans un cinéma. Mon père, qui est issu du milieu agricole, a décidé, à l’âge de vingt-trois ans, de reprendre le cinéma de Saint-Palais qui était fermé depuis quelque temps. À l’époque ‒ c’était la fin des années 1970 ‒, tout le monde a tenté de l’en dissuader, arguant que la télévision arrivait dans les foyers et que les salles de cinéma fermaient un peu partout. Malgré cela, mes parents ont rouvert ce cinéma en 1976, puis celui de Saint-Jean-Pied-de-Port, et celui de Mauléon. Peu à peu, les cinémas des alentours leur ont demandé de l’aide ; c’est ainsi qu’ils se sont mis à faire les dépliants d’autres salles, puis à participer à la programmation parce que c’est plus porteur de discuter avec un distributeur pour plusieurs salles qu’une seule. C’est ainsi qu’ils ont créé une entente de programmation. Aujourd’hui, nous représentons 35 salles, ce qui nous permet d’obtenir les films plus rapidement auprès des distributeurs.
Quelle première émotion de cinéma gardez-vous en mémoire ?
S’il faut donner un titre de film, je dirais Rox et Rouky ; j’avais trois ans et c’est le tout premier film au cinéma familial, j’ai dû le voir une dizaine de fois… Enfant, au cinéma de Saint-Palais, j’étais toujours assis à la même place au balcon, mon frère à ma droite. J’avais une balustrade juste devant moi, qui a longtemps gardé la marque de mes dents parce que je la mordais pendant que je regardais les films. Mon frère, lui, abîmait le tissu tendu… On avait tous les deux nos tics ! Je me souviens aussi du cinéma de Mauléon. Il y avait une scène sur laquelle on faisait le spectacle avec mon frère avant la projection. Mes parents, qui étaient à la caisse, ne pouvaient pas nous voir. Je m’y suis d’ailleurs cassé la jambe en sautant de la scène. Je garde également un souvenir émerveillé et très heureux des fins de soirée en été, où l’on accompagnait mon père dans sa tournée des cinémas pour apporter les pellicules. C’était génial de rouler la nuit, de rentrer dans les cinémas avec une lampe de poche pour récupérer les bobines… C’était donc naturel pour moi de prendre la suite familiale dans le cinéma.
Suite qui s’inscrit à Saint-Jean-de-Luz.
En effet, mes parents ont rouvert Le Rex en 1994, alors que la ville de Saint-Jean-de-Luz était restée deux ans sans cinéma (La Pergola et Le Sélect ayant fermé quelques années plus tôt …). Les Luziens sont aussitôt revenus au cinéma et ont participé à toutes les animations que l’on organisait. Nous avons vécu de très belles années.
Malheureusement, le cinéma était trop petit et ne répondait plus aux attentes actuelles (sièges grand confort, climatisation, accès aux fauteuils roulants…). Ce constat nous a donné l’idée folle de rénover Le Sélect, et après plus de dix ans d’efforts, nous avons inauguré nos nouvelles salles le 18 novembre 2009 !
C’est vraiment un investissement et une croyance familiale. Maïte, mon épouse, a abandonné son métier d’infirmière pour notre projet parce qu’elle sentait qu’il fallait qu’on le fasse ensemble et que je ne pourrais pas y arriver seul.
Comment se passe la sortie d’un film ?
La politique de sortie d’un film dépend de plusieurs facteurs : le film lui-même, son budget, la période de sortie, la concurrence des autres films, la durée… En fonction de ces éléments, le distributeur peut choisir de sortir un film dans un nombre très important de salles pour le lancer immédiatement. Ou bien, il décide de travailler sur la longueur, sur peu de cinémas, mais en laissant le bouche-à-oreille faire son travail. Cette deuxième option est plus difficile aujourd’hui vu le grand nombre de films qui sortent chaque semaine.
Pour sortir un film en sortie nationale, l’exploitant doit accepter les conditions demandées par le distributeur : nombre de séances par semaine, durée d’exploitation du film. À chaque nouvelle sortie, discussion nouvelle. La programmation est la partie épineuse de ce travail.
Mais la typicité du public n’est-elle pas aussi à prendre en compte dans l’établissement de la programmation ?
Tout à fait, il est évident que je n’ai pas la même clientèle qu’un multiplexe de grande ville ou qu’un autre cinéma du centre de la France. Je ne peux donc logiquement pas avoir la même programmation et la même grille horaire. Chaque cinéma a sa particularité, sa clientèle, ses habitudes d’horaires et sa ligne éditoriale. Du coup, je refuse des sorties de films, avec le risque de me heurter à un distributeur qui pense que je ne crois pas en son film. Ce qui n’est absolument pas le cas, mais il n’est pas possible de programmer tous les films, et nous tenons à défendre aussi les films fragiles, les films d’auteurs. Nous connaissons très bien notre clientèle, nous établissons notre programmation aussi en fonction de ses attentes.
Le mercredi à 14 heures, on sait déjà si un film va marcher ou pas ?
À Paris, ils le savent à la séance de 9 heures à l’UGC des Halles, par un système de calculs assez compliqués et de comparatifs avec d’autres films. Il y a aussi des phénomènes que l’on ne maîtrise pas, et heureusement des films trouvent leur public plus tard. Cela a été le cas par exemple de Demain de Mélanie Laurent.
Combien de films sortent par an ?
On est à plus de 600 films, c’est de la folie. Il n’y a pas assez de salles pour sortir tous les films ni assez de médias pour parler de tous. La concurrence est telle qu’il est difficile à un film de s’installer. Avec un rythme pareil, un film est « obsolète » au bout de quinze jours dans la tête des spectateurs, c’est terrible.
Préciser sur le programme qu’un film est en « sortie nationale » favorise-t-il l’afflux du public ?
Si on n’a pas un film rapidement, les gens n’ont plus envie de le voir, ils passent à autre chose. On est dans une société de consommation où l’on veut tout, tout de suite.
Les avant-premières ont-elles un impact sur le lancement d’un film ?
C’est surtout un cadeau et un échange que l’on offre aux spectateurs. Mais cela permet aussi de lancer un film, et puis c’est un moment important pour les réalisateurs et les distributeurs qui apprécient d’avoir un retour du public après avoir passé deux ou trois ans (ou plus) à travailler sur le film. C’est également un indicateur pour eux en matière de plan de sortie.
Vous qui êtes en contact direct avec les spectateurs et qui pouvez échanger avec eux à la sortie de la salle, constatez-vous une différence entre le goût du public et les prix décernés par la profession ?
On ne peut pas faire de généralité. Il est vrai que la Palme d’or de Cannes ne remporte pas toujours l’adhésion du public ‒ je ne parle pas de celle de l’an passé, tout le monde a adoré Moi, Daniel Blake de Ken Loach. Mais il est vrai que le jury de Cannes n’est composé que d’une dizaine de personnes, ce qui limite le panel d’opinions et de goûts. Les César reflètent davantage le goût du public, l’académie regroupant un très grand nombre de votants.
On peut simplement regretter que des films populaires qui ont eu beaucoup de succès ne soient pas récompensés, ni même sélectionnés. Il serait bien de créer un César du Public. Il faut savoir que sur chaque ticket d’entrée existe une taxe (la TSA) qui permet de constituer un fonds réinvesti dans le cinéma pour l’équipement de salles, le financement de films fragiles… Ce qui veut dire que les comédies à succès, parfois décriées par certains critiques, permettent de financer des films d’auteurs. Donc respectons les différents publics d’abord, et les montages financiers. C’est notamment grâce à ces films que la France a le plus beau parc de cinéma d’Europe (2 500 cinémas).
Comment est établi le prix du billet ?
La politique tarifaire est libre. Il y a 17 % de taxes (SACEM, TSA, TVA). Le reste se divise en deux entre le distributeur du film et l’exploitant de salle.
Que pensez-vous du passage de la pellicule au numérique ?
C’est très bien. La pellicule était lourde en termes d’exploitation : il fallait se la passer de salle en salle, avec le risque qu’une copie soit rayée et donc avec une qualité aléatoire. C’est vrai qu’il y avait un grain génial, une atmosphère et ce bruit particulier dans la cabine, les changements de bobines…Des souvenirs d’enfance que j’adore ! Mais d’un point de vue pratique, on y a gagné en qualité et en choix de films. En conditions de travail également. Avant, le projectionniste devait démonter le film à partir de minuit et il avait deux heures de travail. Aujourd’hui, avec le numérique, le film arrive directement sur des serveurs. Il serait impossible de revenir en arrière.
Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez dans votre activité ?
C’est très difficile de se projeter sur le désir des clients, sur des films que l’on n’a pas forcément vus avant de les programmer. Pour la grille horaire, il faut tenir compte des exigences des distributeurs, être sur des horaires qui correspondent au public ciblé, panacher les séances d’après-midi et de soir.
Votre programmation est éclectique : des films d’auteur, jeunesse (Le Sélect a le label Art et Essai), mais aussi grand public et un certain nombre de films présentés en VO/VF.
Mon désir est de contenter tous les publics ; cela me ferait mal au cœur si l’on me disait qu’on ne trouve rien de bien dans ma programmation. J’ai envie que les gens aiment Le Sélect parce qu’ils y trouvent toujours un film qui leur plaît. Je ne veux pas être élitiste, ni censurer des films pointus.
En ce qui concerne la VO, la jeune génération en est de plus en plus friande. Il faut dire que nous faisons un beau travail d’éducation à l’image avec les enseignants du secteur, avec des dispositifs tels que « collège et lycée au cinéma ». Mais il y a aussi une partie de la clientèle qui y est totalement réfractaire et qui n’ira pas voir le film s’il est sous-titré. Il faut savoir diversifier l’offre.
Quels sont les avantages et les inconvénients à être un cinéma indépendant ?
L’avantage, c’est l’indépendance justement. Notamment dans ma programmation. L’inconvénient, c’est que je dois tout gérer, non seulement la programmation et les animations bien sûr, mais l’entretien des salles et de tout le bâtiment, le nettoyage, le système informatique, ce qui prend beaucoup de temps. Mes copains s’étonnent parfois que je ne prenne pas ma journée quand j’en ai envie ! Pour cela, il me faudrait augmenter mon équipe, mais cela m’obligerait à augmenter le prix des places. Mes tarifs permettent à tous les Luziens de venir au cinéma, je n’ai pas envie que le prix empêche les spectateurs de venir.
Qu’est-ce que vous aimez le plus dans votre métier ?
Les échanges avec le public, sentir que le cinéma a une place importante dans une ville et qu’il donne de l’émotion aux gens. C’est peut-être idiot, mais je me sens utile.